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in 2016
https://archive.org/details/histoirenaturellOOIame
HISTOIRE
naturelle
D E
r A M E.
■ • C
)■
HISTOIRE
NATURELLE
DE L’AME.
Traduite del’Anglois de M. Charp»
^arfeu M. H*** de l'Académie
des Sciences , ^c.
Participem lethi quoque converiit eflè.
Nouvelle Edition revue fort exaBement ,
corrigée de quotité de jautes qui s' étaient
glijJ.es dans la première , ^ augmentée
de ,a Lettre Critique uc M. de lit Mlttkie
à Madame la Marquil'e du CHAiitLEX.
A OXFORD,
Aux dépends de l’Auteur.
M. DCC. XLVIL
S-S»
3 ******** *********^
^******** ********* ]p
è.e àii éii^di 2 • té#
A MONSIEUR
D E
MAUPERTUIS,
MONSIEUR,
Es feules lumières de la
Ehilofophie m'ont éclairé
fur la Nature ^ les pro-
priétés de r Ame. Je ne fai fî
cette voie , tout fmple qiCelle ejly
E PITRE.
aura ré 'àjjî ^ Çg' je Juis feulement
Jûr d'avoir trouvé Le ’PhHoJophe
le plus capable d'en juger. Je vous
prie , MO N S I EU R , d'agréer
un hommage dû à la célébrité de
votre Nom : vous feriez double-
ment ingrat de ne pas favorifer
tout ce qui traite d'un Etre qui
réunit en vous toutes les qualités
du cœur ^ de l'efprit , ^ un .Ami
qui vous offre fon Ouvrage.
TABLE
TABLE
DES CHAPITRES.
CïiAP. I. T7 xpofition de VOuvrage.
r*. pag. I.
Ch AP. lî. De la Matière. f.
Chap. III. De l'étendue delà Matière.
C ha P - IV. Des propriétés mécaniques , paf-
fives de la matière , dépendantes de l'é-
tendué 1 1 .
Chap. Y . De la pmjfance motrice de la
matière. 1 6.
Chap. VI. De la faculté fenftthe de la
matière 24.
Chap. VII. Des formes fuhflantielles. ;o.
Chap. VIII. De l'ame -végétative, ^f.
Chap. IX. De l'ame fenjitive des Ani-
maux. 40.
Chap X. Des facultés du corps qui Je
rapportent à l'ame fenfitive. fo.
î 5
TABLE.
T. Des fens.
i î . Mécanifme des fenfatïons. f f .
III. Loix des Jenfations. 6 l,
iV. ^ue les fenfations ne font pas con-
Vioître la nature des corps Cÿ qu'elles
changent auec les organes. 64.
V. Raijons Anatomiques de la diverfitê
des fenfations 70.
VI. De la petitcjfe des idées. 75.
Vil. Différons /légesdeTAme. 74.
Viil. De r étenüue de V Ame.
IX. ^ue l' être fenfitif efi par conféquent
matériel. 8i.
X. De la mémoire. 8<î.
X I . De r imagination. 94.
XII. .. Des paffions. 105.
Ch.' P XI. Des facultés qui dépendent de
L'habitude des organes fenfitifs. 1 14,
I. Des inclinations des apétits. i\ 6 .
II. De l'mftinél. 118.
III. ^ue les animaux expriment leurs
idées par les memes fignes que nous.
iz5.
IV De la pénétration 6? de la con-'
ce P (ion. 151.
Ch A P. XII. Des affe étions de Vamefen-
fitive. 155.
§, I. Les fenfations , U difcernement
les connoiffançes,^
§
§■
%
§•
§•
§•
§.
§•
§.
§•
§.
§
§.
§•
§.
§
DES CHAPITRES.
IL De la volonté.
159.'
Ili. Du goût.
146.
%
IV. Du génie.
1^2.
§
V. Du fommeïl des rêves.
2^3.
§, Conciufions fur l'être fenfittf.
244.
Ch A P. Xlll. Des facultés intellectuelles^
ou de l'Ame raifonnable.
247.
§
I Des perceptions.
248.
§
IL De la liberté.
2 fO.
§•
III. De l'attention.
2fl.
§.
IV. De la Réflexion ific.
2 f 7 .
§•
V. De l' arrangement des idées.
2fp.
§•
VI. De la Méditation.^ ou de P Exa~
men
l 6 o .
S
VII Du Jugement.
262.
Ch A P. XIV ^ue la fol feule -peut fixer no-
tre croyance Jur la nature de t jinie
raijonnable. 2.J2..
^Chap. XV. Hifioires fd confirment
que toutes nos idées wennenî des
fens,
Hist. I. D'un Sourd de Chartres ihid.
Hist. il D'un Homme fan^ iaées mo-
rales. ^01.
Hist. III. De l'Aveu^ e de Chefeiden,
30Z.
Hist. IV. Ou méthode d' Amman pour
aprendu ma gouras à parler.
Iq6.
J
Hist.
Hist.
table.
Réflexions fur l'éducation,
V . D'un enfant trouvé ^arm. des
Ours. , ^2,3,
VI. Des Hommes fauvages ap~
pliés Satyres. 32.7,
Conciujion.
\
histoire
HISTOIRE
NATURELLE
DE L AME.
Chapitre I.
Expofitïon de l'Ouvrage.
E n’eft ni Ariftote , ni Pla-
ton , ni Defcartes , ni Mal-
lebranche qui vous apren-
dront ce que c’elt que votre Ame.
En vain vous vous tourmentés pour
connoîtrefa nature; n’en déplaife à
votre vanité & à votre indocilité ,
fl faut que vous vous foumettiés à
l’ignorance & à la foi. L’eflence de
A
( ^ )
l’Ame de l’homme & des animaux
eft,& fera toûjours aufli inconnue,
que l’eflence de la matière & des
corps. Je dis plus ; l’Ame dégagée
du corps par abftradlion , reflèm-
ble à la matière confidèrée fans au-
cunes formes ; on ne peut la con-
cevoir. L’Ame & le Corps ont été
faits enfemble dans le même inf-
tant , & comme d’un feul coup de
pinceau. Ils ont été jettés au même
moule , dit un grand Théologien
(i) quia ofé penfer. Celui qui vou-
dra connoître les propriétés de l’A-
me , doit donc auparavant recher-
cher celles qui fe manifeflent clai-
rement dans les corps , dont l’ame
efl le principe aftif.
Cette réflexion me conduit na-
turellement à penfer qu’il n’eft point
de plus fûrs guides que les fens.
Voila mes Philofophes. Quelque
mal qu’on en dife , eux feuls peu-
vent éclairer la raifon dans la re-
< I ) Tertülieh ds refurreâ.
-C 3 )
cherche de la vérité ; c’eltàeuxfeuls
qu’il faudra toûjour s revenir, quand
on voudra férieufement la connoî-
tre.
Votons donc avec autant de bon-
ne foi , que d’impartialité , ce que
nos fens peuvent découvrir dans la
matière , danslafubftance des corps ,
& fur tout des corps organifés ;
mais n’y votons que ce qui y eft,&
n’imaginons rien. La matière eft
par elle même un principe paffif ,
elle n’a qu’une force à'inertie :
c’elt pourquoi toutes les fois qu’on
la verra fe mouvoir, on pourra con-
clure que fon mouvement vient
d’un autre principe qu’un bon ef-
prit ne confondra jamais avec celui
qui le contient , je veux dire avec
la matière oulafubftance des corps,
parce que l’idée de l’un , & l’idée
de l’autre , forment deux idées in-
telleduelles , auffi differentes que
l’aftif & le paffif. Si donc il ell dans
les corps un principe moteur , &
A %
( 4 )
qu’il foit prouvé que ce même prin-
cipe qui fait battre le cœur , fafle
auffi fentir les nerfs & penler le
cerveau , ne s’enfuivra-t-il pas clai-
rement que c’eil à ce principe qu’on
donne le nom à^Ame ?
Il eft démontré que le corps hu-
main n’eft dans fa première origine
qu’un ver , dont toutes les méta-
morphofes n’ont rien de plus fur-
prenant que celles de tout autre in-
lefte. Pourquoi ne feroit-ilpas per-
mis de rechercher la nature , ouïes
propriétés du principe inconnu ,
mais évidemment fenfîble & a5fif,
qui fait ramper ce ver avec orgueil
fur la fui'face de la terre ? La véri-
té n’efl-elledonc pas plus faite pour
l’homme , que le bonheur auquel il
afpire ? ou n’en ferions- nous fi avi-
des , & pour ainfi dire , fi amou-
reux , que pour n’embraffer qu’une
nue , au lieu de la Déefle, comme
les Poètes l’ont fait d’Ixion.
ni
( ? )
Chapitre IL
T)e la Matière.
O us les Philofophes ' qui ont
atentivement examiné la na-
ture de la matière , confiderée en
elle- même indépendemment de
toutes les formes qui conflituent les
corps , ont découvert dans cette
fubftance diverfes propriétés , qui
découlentd’une elTence abfolument
inconnue. Telles font , lo. la puif-
fance de recevoir differentes for-
mes , qui fe produifent dans la ma-
tière même , & par lefquellesla ma-
tière peut aquerir la force motrice '
& la faculté de fentir ; 20. l’éten-
due aéiuelle , qu’ils ont bien recon-
nue pour un atribut , mais non pour
l’effence de la matière.
Il yen a cependant eu quelques-
uns , & entre autres Defcartes , qui
A 3
, ( 6 )
ont voulu réduire l’eflence de k
matière à la fimple étendue , & bor-
ner toutes les propriétés de la ma-
tière à celles de l’étendue; mais ce
fentiment a été rejetté par tous les
autres modernes , qui ont été plus
atentifs à toutes les propriétés de
cette fubftance ; en forte que la
puilTance d’aquerir la force motri-
ce, & la faculté de fentir, a été de
tous tems confidéréejdemêmeque
l’étendue , comme une propriété
eflentielle de la matière.
Toutes les diverfes propriétés
qu’on remarque dans ce principe
inconnu, démontrent un être dans
lequel exiltent ces mêmes proprié-
tés , un être qui par conféquent doit
exifterpar lui-même. Or on necon-
çoit pas , ou plutôt il paroît impof-
fible qu’un être qui exille par lui-
même puilTe ni fe créer ni s’anéan-
tir. Il ne peut y avoir évidemment
que les formes dont fes propriétés
êffenticlles le rendent fufceptible ,
( 7 )
qui puîfTent fe détruire & fe repro-
duire tour à tour. Auffi l’expérien-
ce nous force-t-elle d’avouer que
rien ne fe fait de rien.
Tous les Philofophes qui n’ont
point connu les lumières de la foi ,
ont penfé que ce principe fubftan-
tiel des corps a exifté & exiftera
toûjours , & que les élémens de la
matière ont une folidité indeltrudi-
ble ,qui ne permet pas de craindre
que le monde vienne à s’écrouler.
La plupart des Philofophes Chré-
tiens reconnoüTent auffi qu’il exUte
néceffiairement par lui- même , &
qu’il n’eft point de fa nature d’avoir
pu commencer ni de pouvoir finir ,
comme on peut le voir dans un Au-
teur du fiécle dernier qui profef-
foit C I ) la Théologie à Paris , &
dans notre Difcours.
( I ) G O UDI N Philofophiajuxtà inconcujja
tutiJJimaqHc Divi Thoma Dogmata , Lugd.
1678.
Chapitre III.
V étendue de la Matière.
UoiQue nousn’aïonsaucune
idée de l’efTence de la matiè-
re , nous ne pouvons retufer
notre contentement aux propriétés
que nos fens y découvrent.
J’ouvre les yeux, & je ne voisau-
tour de moi que matière ou qu’é-
. tendue. L’étenduëelldoncunepro-
priété qui convient toûjours à tou-
te matière , qui ne peut convenir
qu’à elle feule , & qui par confé-
quent eft coeirentielle à fon fujet.
Cette propriété fupofe dans la
fubilance des corps , trois dimen-
lions, longueur ^ largeur^ profon-
deur. En effet , fi nous confultons
nos conîioiffances,qui viennent tou-
tes des fens , on ne peut concevoir
la rTîatiereoula fubftance descorps,
fans l’idée d’un être à la fois , long,
large & profond ; parce que l’idée
( 9 )
de ces trois dimenfions efl; néceffai-
rement liée à celle que nous avons
de toute grandeur ou quantité.
Les Philofophes qui ont le plus
médité fur la matière , n’entendent
pas par l’étendue de cette fub (tance,
une étendue folide , formée de par-
ties diltinétes , capable de réfiltan-
ce. Rien n’eft uni, rien n’eftdivifé
dans cette étendue : car pour divi-
fer il faut une force qui défuniffe ; il
en faut une auffi pour unir les par-
ties divifées. Or fuivant ces Phy(i-
ciens, la matière n’a point de force
aéluellement aétive : parce que tou-
te force ne peut venir que du mou-
vement , ou de quelque effort ou
tendance au mouvement , & qu’ils
nereconnoiffentdansla matière dé-
pouillée de toute forme par abftrac-
tion , qu’une force motrice en puif-
fance.
Cette théorie eft dificile à conce-
voir ; mais les principes pofés , elle
eft rigoureufement vraie dans fes
( 10 )
conféquences. Il en eft de ces véri-
tés, comme des vérités algébriques
dont on connoît mieux la certitu-
de , que l’efprit ne la conçoit.
L’étendue de la matière n’eft
donc qu’une étendue métaphyfi-
que , qui n’ofFre rien de fenfible ,
fuivant l’idée de ces mêmes Philo-
fophes. Ils penfent avec raifon qu’il
n’y a que l’étendue folide qui puifle
fraper nos fens.
Ilnousparoît donc que l’étendue
cft un atribut eflentiel à la matiè-
re , un atribut qui fait parti e de fa
forme métaphyfique ; mais nous
fommes fort éloignés de croire
qu’une étendue folide conftituë fon
eil'ence.
Cependant avant Defcartes , quel-
ques Anciens avoient fait confifter
l’efTence de la matière dans l’éten-
due folide. Mais cette opinion que
les Cartéfiens ont tant fait valoir a
été combatuë viétorieufementdans
tous les tems par des raifons éviden-
C II )
tes que nous expoferons dans la fui-
te ; car l’ordre veut que nous exa-
minions auparavant à quoife rédui-
fent les propriétés de l’étendue.
i,'..'" ». ü"" ^ ' ■ "-j;
Chapitre IV.
Œ*roprïêtés mêcaniqnes-^af-
Jives de la matière , dé-^
pendantes de V étendue.
C E qu’on apelle forme en géné-
ral confille dans les divers
états ou les differentes modifica-
tions dont la matière efl: fufcepti-
ble. Ces modifications reçoivent
l’être ou leur exittence , de la ma-
tière même , comme l’empreinte
d’un cachet la reçoit de la cire
qu’elle modifie. Ehcs conftituent
tous les differens états de cette fubf-
tance ; c’efi: par elles qu’elle prend
toutes les diverfes formes des corps ,
& qu’elle eonftituë ces corps mê-
mes.
( )
Nous n’examinerons pas ici qu’el-
le peut être la nature de ce princi-
pe confideré féparément de fon
étendue & de toute autre forme.
Il fuffit d’avouer qu’elle efl incon-
nue : ainfi il eft inutile de recher-
cher fi la matière peut exifler dé-
pouillée de toutes ces formes, fans
lefquelles nous ne pouvons la con-
cevoir. Ceux qui aiment les dif-
putes frivoles , peuvent fur les pas
des Scholaftiques , pourfuivre tou-
tes les queftions qu’on peut faire à
ce fujet ; nous n’enfeignerons que
ce qu’il faut précifément favoir de
la dodrine de ces formes.
II y en a de deux fortes ; les unes
adives, les autres paffives. Je ne
traite dans ce Chapitre que des der-
nières. Elles font au nombre de
quatre ;'4^avoir la grandeur , la fi-
gure^ le repos^^ la fituation. Ces
formes font des états fimples , des
dépendanc es pafiives de la matière,
des modes qui ne peuvent jamais
( '3 )
l’abandonner, ni en détruire la fîm-
plicité.
Les Anciens penfoient, non fans
raifon,que ces formes mécaniques-
paffives de la matière n’avoient pas
d’autre fource que l’étendue ; per-
fuadés qu’ils étoient,que la matière
contient potentiellement toutes ces
formes en foi, par cela feul, que ce
qui ell étendu, qu’un être doué des
dimenfions dont on a parlé , peut
évidemment recevoir telle ou telle
grandeur , figure, fituation , &c.
Voila donc les formes mécani-
ques-paffîves, contenues en puilfan-
ce dans l’étendue , dépendantes ab-
folument des trois dimenfions de la
matière , & de leur diverfe com-
binaifon ; & c’eft en ce fens qu’on
peut dire que la matière confiderée
fimplement dansfon étendue, n’eft
elle - même qu’un principe paffif.
Mais cette fimple étendue qui la
rend fufceptible d’une infinité de
formes , ne lui permet pas d’en re»
( 14 )
éevoir aucune fans fa propre forcé
motrice ; car c’eft la matière déjà
revêtue des formes au moïen def-
quelles elle a reçu la puiflance mo-
trice, ou le mouvement aftuel , qui
fe procure elle-même fucceffive-
ment toutes les differentes formes
qu’elle reçoit : & fuivant la même
idée, fi la matière eft la mere desfor-
mes, comme parle Ariftote, elle ne
l’ell que par fon mariage , ou fon
union avec la force motrice même.
Cela pofé : fi la matière eft quel-
quefois forcée de prendre une cer-
taine forme , & non telle autre ,
cela ne peut venir de fa nature trop
inerte ou de fes formes mécani-
ques-pafîives dépendantes de l’é-
tendue , mais d’une nouvelle for-
me qui mérite ici le premier rang,
parce qu’elle joue le plus grand rô-
le dans la nature , c’eft la forme ac-
tive ou la puiffance motrice ; la
forme , je le répété, par laquelle la
matière produit celles qu’elle reçoit.
C If )
Mais avant que de faire mention
de ce principe moteur , qu’il me
foit permis d’obferver en paffant
quela matière confidèrée feulement
comme un être pafïif , ne paroît
mériter que le fimple nom de ma-
tière , auquel elle étoit autrefois ref-
treinte , que la matière en tant qu’ab-
folument inféparable de l’étendue ,
de l’impénétrabilité ,de la divifibili-
té , & des autres formes mécani-
ques-paffives-, n’étoit pas réputée
par les Anciens la même chofe que
ce que nous apellons aujourd’hui
du nom de fubftance , & qu’enfia
loin de confondre ces deux termes,
comme font les Modernes, ilspren-
noient la matière fimplement com-
me un atribut ou une partie de
cette fubftance conftituée telle, ou
élevée à la dignité de corps par la
puiflance motrice dont je vais par-
ler.
( )
Chapitre V.
*\De la puijfance motrice de la
matière.
L Es Anciens perfuadés qu’il n’y
avoit aucuns’ corps fans une for-
ce motrice , regardoient la fubftan-
ce des corps comme un compofé
de deux atribiits primitifs : parl’un
cette fubftance avoit la puilTance de
fe mouvoir, c^-^par l’autre celle d’ê-
tre mue. En effet dans tout corps
qui fe meut , il n’eft pas poffible de
ne pas concevoir ces d'eux atributs,
c’efl- à - dire , la chofe qui fe meut ,
& la même chofe qui eft mue.
On vient de dire qu’on donnoit
autrefois le nom de matière à la
fubllance des corps en tant que fuf-
ceptible de mouvement : cette mê-
me matière devenue capable de fe
mouvoir , étoit envifagée fous le
nom de principe aétif , donné alors
( 17 )
à la même fubftance. Mais ces
deux atributs paroiflent fi effentiel-
lement dépendans l’un de l’autre ,
que Cicéron j ( i ) pour mieux ex-
primer cette union effentielle , &
primitive de la matière & de fon
principe moteur , dit que l’un &
l’autre fe trouvent l’un dans l’autre;
ce qui rend fort bien l’idée des
Anciens.
D’où l’on comprend que les Mo-
dernes ne nous ont donné qu’une
idée peu exaéte de la matière, lorf-
qu’ils ont voulu, par une confufion
mal entendue , donner ce nom à la
fubftance des corps j puifqu’encore
une fois la matière ou le principe
paflif de la fubltance des corps ne
fait qu’une partie de cette fubltan-
ce. Ainfi il n’elt pas furprenant
qu’ils n’y aient pas découvert la for-
ce motrice & la faculté de fentir.
On doit voir à préfent , ce me
( I ) In utrroque tandem utrumque. ÀtA*
Àem. lik. I,
B
( )
femble , du premier coup d’œil ,
que s’il elt un principe adif, il doit
avoir dans l’elTence inconnue de la
matière, une autre fource que l’é-
tendue ; ce qui confirme que la
fimple étendue ne donne pas une
idée complette de toute l’efiTence ,
ou forme Métaphifique de la fubf-
tance des corps , par cela fcul
qu’elle exclut l’idée de toute adi-
vité dansla matière. C’efl: pour-
quoi fl nous démontrons ce princi-
pe moteur ; fi nous faifons voir que
la matière , loin d’être auffi indiffé-
rente qu’on le croit communément,
au mouvement & au repos , doit être
regardée comme une fubftance ac-
tive, auffi bien que paffive , quelle
reffiource auront ceux qui ont fait
confifterfon effence dans l’étendue ?
Les deuxprincipes(donton vient
de parler, l’étendue & fa force mo-
trice, ne font que des puiffiances de
la fubftance des corps ; car de mê-
me que cette fubftance eft fufcep-
( 19 )
tible de mouvement fans en avoîî
effcdivement , elle a aufii toujours ,
lors même qu’elle ne fe meut pas >
la faculté de fe mouvoir.
Les Anciens ont véritablement re-
marqué que cette force motrice n’a-
gifîbit dans la fubttance des corps >
que lorfque cette fubftance étoic
revêtue de certaines formes : ils ont
auffi obfervé que les divers mouve-
mens qu’elle produit font tous affu-
jettis ou réglés par ces differentes
formes. C’eft pourquoi les formes ,
au moïen defquelles la fubftance
des corps pouvoir non feulement fe
mouvoir , mais fe mouvoir diver-
fement , ont été nommées formez
matérielles.
Il fuffifoit à ces premiers maîtres
de jetter les yeux fur tous les phé-
nomènes de la nature , pour décou-
vrir dans la fubftance des corps la
force de fe mouvoir elle-même. En
effet ou cette fubftance fe meut elle-
même , ou lorfqu’elle eft en mou-
B ^
C 2,0 )
vement , c’eft une autre fubftance
qui le lui communique. Mais voit-
on dans cette fubftance autre chofe
qu’elle-même en aftion ? & fi quel-
quefois elle paroît recevoir un mou-
vement qu’elle n’a pas , le reçoit-
elle de quelqu’autre caufe que ce
même genre de fubftance dont les
parties agiflent lés unes fur les au-
tres ?
Sidonconfupofeun autre Agent,
je demande quel il eft, & qu’on me
donne des preuves de fon exiften-
ce ; mais puifqu’on n’en a pas la
moindre idée , ce n’eft pas même
un être de raifon.
Après cela il eft clair que les An-
ciens ont dû facilement reconnoître
une force intrinféque de mouve-
ment au dedans de la fubftance des
corps ; puifqu’enfin on ne peut ni
prouver ni concevoir aucune autre
fubftance qui agifle fur elle.
Mais ces mêmes Auteurs ont en
même tems avoué, ou plutôt prou-
( 2,1 )
vé qu’il étoit impoflible de com-
prendre comment ce myflere de la
nature peut s’opérer, parce qu’on
ne connoît point l’elTencc des corps.
Ne connoiffant pas l’Agent , quel
moïen en effet de pouvoir connoî-
tre fa maniéré d’agir ? Et la difficul-
té ne demeureroit-elle pas la mê-
me , en admettant une autre fubf-
tance , principalement un être dont
on n’auroit aucune idée, & dont on
ne pourroit pas même raifonnable-
ment reconnoître l’exiftence ?
Ce n’efl: pas auffi fans fondement
qu’ils ont penfé que la fubftance’des
corps, envifagée fans aucuneforme,
n’avoit aucune aftivité, mais qu’elle
étoit tout en fuijfance. ( i ) Le
corps humain , par exemple , privé
de fa forme propre , pourroit-il
exécuter les mouvemens qui en dé-
pendent ? De même fans l’ordre &
l’arrangement de toutes les parties
de rUniv,ers , la ma ticre qui le com-
( I ) Totum in fîerî.
B3
( )
pofepourroit-elle produire tous les
divers phénomènes qui frapent nos
fens ?
Mais les parties de cette fubftan-
cequi reçoivent desformes, ne peu-
vent pas elles-mêmes fe les donner;
ce font toûjours d’autres parties de
cette même fubftance déjà revêtue
de formes , qui les leur procurent.
Ainfi c’elt de l’aêtion de ces parties,
preffées les unes par les autres ,
que naiflent les formes par lefquel-
les la forme motrice des corps de-
vient éfeélivement aêtive.
C’eft au froid & au chaud qu’on
doit , à mon avis, réduire, com-
me ont fait les Anciens , les formes
productives des autres formes ; par-
ce, qu’en effet -, c’eft par ces deux
qùalités aCtives générales que font
vraifemblablement produits tous les
corps fublunaires.
Defcartcs, génie fait pour fe fraïer
de nouvelles routes & s’égarer ,
(parce que c’étoit un génie,) a pré-
2-3 )
tendu avec quelques autres Philo-
fophes que Dieu efl la feule caufe
efficiente du mouvement , & qu’il
l’imprime à chaque inftant dans tous
les corps. Mais ce fentiment n’efl:
qu’une hypothèfe qu’il a tâché d’a-
julter aux lumières de la foi, & alors
. ce n’eit plus parler en Philofophe,
ni à des Philofophes , fur tout à ceux
qu’on ne peut convaincre que par
la force de l’évidence.
Les Scholaffiques Chrétiens des
derniers fiécles ont bien fenti l’im-
portance de cette fimple réflexion:
c’efl pourquoi ils fe font fagement
bornés aux feules lumières pure-
ment Philofophiques fur le mouve-
ment de la matière , quoiqu’ils euf-
fent pû faire voir que Dieu même
a dit qu’il avoit “ empreint d’un
„ principe aftif les élémens de la
„ matière, ,,Genef. i. Ifaye 66.
On pourroit former ici une lon-
gue chaîne d’autorités , 5c prendre
dans les Profeffions les plus célé-
B 4
( 2,4 )
bres , une fubftance de la doflrine
de tpus les autres : mais outre que
cette dodrine a été expofée dans
notre difcours préliminaire , il eft
aflcz évident que la matière con-
tient cette force motrice qui l’ani-
me , & qui eft la caufe immédiate
de toutes les loix du mouvement.
Chapitre VI.
^elafacultéfenjîtïve delamatiere.
O us avons parlé de deux at-
tributs eflentiels de la matière.
defquels dépendent la plupart de
fes propriétéSjfavoir & la
force motrice. Nous n’avons plus
maintenant qu’à prouver un troi-
fiéme atribut ; je veux dire la fa-
culté de fentir que les Philofophes
[i] de tous les fiécles ont recon-
[ I ] Voyeï la Thèfe que M. Lcibnîtt
fit foutenir à ce fujet au Prince Eugène, &
r Origine ancienne de la Phyjïque moderne par
le P. Régnault.
( )
nue dans cette même fubftance. Je
dis tous les Philofophes, quoique je
n’ignore pas tous les éforts qu’ont
vainement faits les Cartéfiens pour
l’en dépouiller. Mais pour écarter
des dificultés infurmon tables , ilsfe
font jettes -dans un labyrinthe dontx
ils ont cru fortir par cet abfurde
fiftême ” que les bêtes font de pu-
„ res machines. „
Une opinion fi rifible n’a jamais
eu d’accès chez les Philofophes ,
que comme un badinage d’efprit ,
ou, un amufement Philofophique.
C’efl: pourquoi nous ne nous ar-
rêterons pas à la réfuter. L’expé-
rience ne nous prouve pas moins la
faculté defentir dans les bêtes, que
dans les hommes : car hors moi qui
fuis fort afTuré que je fens , je n’ai
d’autre preuve du fentiment des
autres hommes que par les lignes
qu’ils m’en donnent. Le langage
de convention , je veux dire la pa-
role , n’eü pas le ligne qui l’expri-
( ±6 )
me le mieux : il y en a un astre
commun aux hommes & aux ani-
maux , qui le manifefte avec plus
de certitude ; je parle du langage
afFeftif , tel que les plaintes , les
cris , les careffes , la fuite , les fou-
pirs , le chant , & en un mot tou-
tes les expreflions de la douleur ,
de la trilleffe , de l’averfion , de la
crainte , de l’audace , de la foumif-
fion , de la colère , du plaifir , de
la joie , de la tendrelTe , &c. Un
langage aufli énergique a bien plus
d’empire fur nous, bien plus de for-
ce pour nous convaincre, que tous
les Sophifmes de Defcartes pour
nous perfuader.
Peut-être les Cartéliens, ne pou-
vant fe fefufer à leur propre fenti-
ment intérieur, fe croient-ils mieux
fondés à reconnoitre la même fa-
culté de fentir dans tous les hom-
mes , que dans les autres animaux ;
parce que ceux-ci n’ont pas à la vé-
rité exaétemenc la figure humaine.
( )
Mais ces Philofophes s’en tenant
ainfi à l’écorce des chofes, auroient
bien peu examiné la parfaite ref-
femblance qui frape les connoif-
feurs entre l’homme & la bête :
car il n’eft ici queftion que de la
fimilitude des organes des fens ,
lefquels , à quelques modifications
près , font abfolument les mêmes ,
& acufent évidemment les mêmes
ufages.
Si ce parallèle n’a pas été faifî
par Defcartes , ni par fes Sedateurs,
il n’a pas échapé aux autres Philo-
fophes , & fur tout à ceux qui fe
font curieufement apliqués W Ana-
tomie comparée.
Il fe préfente une autre dificulté
qui intérefle davantage notre amour
propre :c’efl l’impoffibilité où nous
fommes encore de concevoir cette
propriété comme une dépendance
ou un atribut de la matière. Mais
qu’on fafle atention que cette fubf-
tance ne nous laifTe apercevoir que
( ^8 )
des chofes ineffables , comprend-
on mieux comment l’étendue dé-
coule de fon effence, comment elle
peut être mue par une force pri-
mitive dont l’aélion s’exerce fans
contaêl , & mille autres merveilles
qui fe dérobent tellement aux re-
cherches des yeux les plus clair-
voïans , qu’elles ne leur montrent
que le rideau qui les cache, fuivant
l’idée.d’un illuitre moderne ? [ i ]
S’il étoit permis d’emploïer des
fixions poétiques dans un ouvrage
de ce genre , on pourroit dire que
les Dieux feuls peuvent lever ce
rideau , comme Venus fit devant
Enée. [ x ]
Mais ne pourroit-on pasfupofer,
comme ont fait quelques-uns , que
le fentiment qui fe remarque dans
les corps animés , apartiendroit à
C I ] Leibnitz.
[ 2 ] Apice , namque omnem , quæ nunc
obduéta tueiiti ,
Mortales hebetat vifus tibi, & humida circum
Caligat , uubem eripiam. Firg, Æieid. 1,
C 2-9 )
un être diftinél de lit matière de ces
corps , à une fubftance d’une diffe-
rente nature , & qui fe trouveroit
unie avec eux ? Les lumières de la
raifon nous permettent-elles de bon-
ne fois d’admettre de telles con jec-
tures ? Nous ne connoiffons dans
les corps que de la matière , nous
n’obfervons la faculté de fentir que
dans ces corps : fur quel fondement
donc établir un être idéal défavoué
par toutes nos connoiffances ?
Il faut cependant convenir avec
la même franchife , que nous igno-
rons fl la matière a en foi la faculté
immédiate de fentir, ou feulement
la puiffance de l’aquerir par les mo-
difications ou par les formes dont
elle efl: fufceptible ; car il eftvrai
que cette faculté ne fe montre que
dans les corps organifés.
Voila donc encore une nouvelle
faculté qui ne réfideroit aulîi qu en
puiffance dans la matière , ainfi que
toutes les autres dont on a fait mes-
( 3 ® )
tion ; & telle a été encore la façon
de penfcr des Anciens dont la Phi-
lofophie pleine de vues & de péné-
tration méritoit d’être élevée fur
les débris de celle des Modernes.
Ces derniers ont beau dédaigner
des fources trop éloignées d’eux :
l’ancienne Philofophie prévaudra
toûjours devant ceux qui font di-
gnes de la juger ; parce qu’elle for-
me ( du moins par raport au fujet
queje traite) un fiflême folide,bien
lié, & comme un corpsqui manque
à tous ces membres épars delaPhi-
fique moderne.
Chapitre VII.
"Des formes fub fiant te lie s.
N O U s avons vu que la matière
dl mobile , qu’elle a la puiffan-
ce de fe mouvoir par elle même j
qu’elle eft fufceptible de fenfation
( 31 )
& de fentiment. Mais il ne paroît
pas , du moins fi l’on s’en raporteà
l’expérience , ce grand maître des
Philofophes , que ces propriétés
puiffent être mifes en exercice ,
avant que cette fubftancefoit,pour
ainfi dire, habillée de quelques for-
fties qui lui donnent la faculté de fe
mouvoir & de fentir. C’efl pour-
quoi les Anciens regardoient ces
formes comme faifant partie de la
réalité des corps ; & de-là vient
qu’ils les ont nommées formes fubf
tantïelles. [ i ] En effet , la matiè-
re confidérée par abftraéîion , pu fé-
parément de toute forme , eft un
être incomplet fuivant le langage
des Ecoles , un être qui n’exille
point dans cet état , & fur lequel
du moins les fens ni la raifon n’ont
aucune prife. Ce font donc vérita-
blement les formes qui le rendent
fenfible , & pour ainli dire , le réa-
lifent. Ainfi , quoique , rigoureu-
f I ] Goud. T. IL p. 94. 98,
C 32< )
fement parlant , elles ne foient point
des fubltances, mais de fimples mo-
difications , on a été fondé à leur
donner le nom àç: formes fubftan^
tielles , parce qu elles perfedion-
nent la fubftance des corps , & en
font en quelque forte partie.
D’ailleurs pourvû que les idées
foient clairement expofées , nous
dédaignons de réformer des mots
eonfacrés parl’ufage, & qui ne peu-
vent induire en erreur , lorfqu’ils
font définis , & bien entendus.
Les Anciens n’avoient donné le
nom de formes fubfta7itielles,ç\\imK
modifications qui conftituent eflTen-
tiellement les corps , & qui leur
donnent à chacun cescaradères dé-
cififs qui lesdiftinguent l’un de l’au-
tre. Ils nommoient feulement for-
mes accidentelles , les modifica-
tions qui viennent par accident , &
dont la deftrudion n’entraine pas
nécefiTaifement celle des formes qui
eonftituent la nature des corps ,
corn-
" ( 33 )
commelemouvementlocaldu corps
humain , qui peut celîèr , fans alté-
rer l’intégrité de fon organiiationi
Les formes fublianti elles ont été
divifées enfimples Sc en compofées.
Les formes fimples font celles qui
modifient les parties de la matière ,
telles que la grandeur, la figure , le
mouvement, le repos &lafituatîon;
& ces parties de la matière revêtrfüs
de ces formes , font ce qu’on apel-
ie corps fimples ou élémens. Les
formes compofées confiflent dans
î’afTemblage des corps fimples, unis
& arranges dans l’ordre, la quan-
tité néeeffâ're pour conflruire ou
former les différons mixtes.
Les mêmes Philofophes de l’An-
tiquité ont aufli en quelque forte
diitinguédeuxfortesdeformesfubf-
tantielles dans les corps vivans ;fça-
voir celles qui conflituent les par-
ties organiques de ces corps, & cel-
les qui font regardées comme étant
leur principe de vie. C’eft à ces der-
( 34 )
nieres qu’ils ont donné le nom div-
ine. Ils en ont fait trois fortes; VA-
Tne végétative qui apartient aux
plantes ; VAme fenfitive , commu-
ne à l’homme & à la bête : mais
parce que celle de l’homme fem-
ble avoir un plus vaile empire , des
fondions plus étendues , des vues
plus grandes , ils l’ont apellée Ame
raïfonnable. Difons un mot de
l’Ame végétative. Mais aupara-
vant , qu’il me foit permis de ré-
pondre à une objedion que m’a
faite un habile homme. ” Vous
„ n’admettés, dit-il, dans les Ani-
3, maux , pour principe de fenti-
„ ment, aucune fubftance qui foit
,, differente de la matière : pour-
5, quoi donc traiter d’abfurde le
>, Cartéfianifme , en ce qu’il fu-
„ pofe que les Animaux font de
„ pures machines ? & quelle fi
„ grande différence y a-t-il entre
„ ces deux opinions ? „ Je répons
d’un feul mot ; Defcartes refufc
C 35 * )
tout fentiment , toute faculté de
fentir à fes machines, ou à îa ma-
tière dont il fupoieque les Animaux
font uniquement faits : & moi je
prouve clairement , fi je ne me
trompe fort , que s’il eft un être
qui foit , pour ainfi dire , pétri de
fentiment , c’elt l’Animal ; il fem-
ble avoir tout reçu en cette mon-
noie , qui , ['dans un autre fens ]
manque à tant d’hommes. Voila
la ditference qu’il y a entre le cé-
lébré Moderne dont je viens de
parler , & l’Auteur inconnu de cet
ouvrage.
Chapitre VIÎÎ.
T)e l'Ame Végétative.
N O us avons dit qu’il falloir ra-
peller au froid & au chaud
les formes produéfives de toutes
les formes des corps. Il va paroî-
C ^
N
( 36 )
tre un ample commentaire de cet-
te doftrine des Anciens , par Mr.
Quefnay. Cet habile homme la
démontre par toutes les recherches
& toutes les expériences de la
Phifique moderne, ingénieufement
raffemblées dans un Traité du Feu,
ou XEther fubtilement ralumé ,
joue le premier rôle dans la for-
mation des corps. Mr. Lamy
Médecin n’a pas cru devoir ainli
borner l’empire de l’Ether ; il ex-
plique la formation des Ames de
tous les corps par cette même cau-
le. L’Ether e(l un efprit infini-
ment fubtil , une matière très-dé-
liée & toûjours en mouvement ,
connue fous le nom de feu pur &
célefte , parce que les Anciens en
avoient mis la iource dans le So-
leil , d’où, fuivant eux , il eft lan-
cé dans tous les corps , plus ou
moins , félon leur nature & leur
confittance ; ” & quoique de foi-
„ même il ne brûle pas , par les
( 37 ) ,
5? difFerens mouvemens qu’il don-
„ ne aux particules des autres corps
„ où il ell enfermé , il brûle & fait
J, refîéntir la chaleur. Toutes les
5, parties du monde ont quelque
„ portion de ce feu Elémentaire,
5, que plufieurs Anciens regardent
„ comme l’Ame du monde , &
3, dont Lamy prend leur fillême,
„ fans feulement les nommer. Le
3, feu vifible a beaucoup de cet
„ Efprit 3 l’air auffi , l’eau beau-
„ coup moins , la terre très-peu.
3, Entre les mixtes 3 les minéraux
3, en ont moins , les plantes plus,
5, & les Animaux beaucoup davan-
,3 tage. Ce feu ou cet efprit eft
„ leur Ame 3 qui s’augmente avec
„ le corps 3 par le moïen des ali-
5, mens qui en contiennent , &
3, dont il fe fépare avec le chile,
„ & devient enfin capable de fen-
3,^ timent , grâce à un certain mé-
3, ‘lange d’humeurs, & à cette llruc-
„ ture particulière d’organes qui
( 38 )
5, forment les corps animés : car
3, les Animaux , les minéraux , les
ia plantes mêmes , & les os , qui
3, font la bafe de nos corps , n’ont
3, pas de fentiment , quoiqu’ils aient
3, chacun quelque portion de cet
3, Ether , parce qu’ils n’ont pas la
5, même organifation. „
Les Anciens entendoient par
l’Ame végétative , la caufe qui di-
rige toutes les opérations de la gé-
nération , de la nutrition & de
l’acroiffement de tous les corps
vivans.
Les Modernes peu atentifs à
l’idée que ces premiers Maîtres
avoient de cette efpéce d’Ame ,
l’ont confondue avec l’organifation
même des végétaux & des Animaux,
tandis qu’elle eft la caufe qui con-
duit & dirige cette organifation.
On ne peut en effet concevoir •
la formation des corps vivans, fans
une caufe qui y préftde ; fans un
principe qui régie & amene tout
^ ( 39 )
à une fin déterminée, Toit que ce
principe confifte dans les loix gé-
nérales par lefquelles [ i ] s’opère
tout le mécanifme des aftions d€
ces corps , foit qu’il foit borné à
des loix particulières , originaire-
ment réfidentes ou indufes dans le
germe de ces corps mêmes , & par
lefquelles s’exécutent toutes fes
fondions pendant leur acroifîement
& leur durée.
Les Philofophes dont je parle ,
ne fortoient pas des propriétés de
la matière pour établir ces princi-
pes. Cette fubflance , à laquelle
ils atribuent la faculté de fe mou-
voir elle -même , avoit aufB le pou-
voir de fe diriger dans fes mou-
vemens , l’un ne pouvant fubfifler
fans l’autre ; puifqu’on conçoit clai-
rement que la même puilTance doit
être également & le principe de
ces mouvemens , & le principe de
[ I ] Boerh. Elem. Chem. p. ’3>S- 3^*
Abr.egé de fa Théorie Chimique^ p. é. 7.
C 4
( 40 )
cette détermination , qui font deux
chofes abfolument individuelles
iniéparables. C’eft pourquoi ils re-
gardoient l’Ame végétative , com-
me une forme fubftantîelle pure-
ment maréri-^lle , malgré refpéce
d’intelligence dont ils imaginoient
qu’elle n’étoit pas dépourvue.
Chapitre IX.
V Ame fenjitive des Animaux,
L e principe matériel ou la for-
me fubltantielle qui dans les
Animauxfent, difcerne &connoît,
a été généralement nommée par
les Anciens , Ame fenjitive. Ce
principe doit être foigneufement
diilingué du corps organique mê-
me des Animaux & des opérations
de ces corps , qu’ils ont attri-
buées à l’Ame végétative , com-
me on vient de le remarquer. Ce .
( 41 )
font cependant les organes mê-
mes de ces corps animées qui oc-
cafionnent à cet être fenfitif , les
fenfations dont il eft afFeété.
On a donné le nom de fens
aux organes particulièrement def-
tinés à faire naître ces fenfations
dans l’Ame. Les Médecins les
divifent en fens externes & en
fens internes ; mais il ne s’agit
ici que des premiers , qui font ,
comme tout le monde fçait , au
nombre de cinq ; la vue, l’ouïe,
l’odorat , le goût & le tacf , dont
l’empire s’étend fur un grand nom-
bre de fenfations , qui toutes font
des fortes de toucher.
Ces organes agilTent par l’en-
tremife des nerfs , & d’une ma-
niéré qui coule au-dedans de leur
imperceptible cavité , & qui eft
d’une fi grande fubtilité , qu’on
lui a donné le nom d’efprit ani-
mal , fi bien démontré ailleurs par
une foule d’expériences & de fo-
( 4 ^ )
lides raifonnemens , que je ne per-
drai point de tems à en prouver
ici l’exiftence.
Lorfque les organes des fens
font frapés par quelque objet, les
nerfs qui entrent dans la ftruélu-
re de ces organes font ébranlés ,
le mouvement des efprits modi-
fié fe tranfmet au cerceau jufqu’au
Jenforïum commune , c’eft-à-dire,
jufqu’à l’endroit même , ou l’A-
me fenfitive reçoit les fenfations
à la faveur de ce reflux d’efprits,
qui par leur mouvement agiffent
fur elle.
Si l’impreffion d’un corps fur
un nerf fenfitif eft forte & pro-
fonde , fl elle le tend , le déchi-
re , le brûle , ou le rompt , il en
réfulte pour l’Ame une fenfation
qui n’eli plus fimple -, mais dou-
loureufe : & réciproquement fi
l’organe efl trop foiblement affec-
té , il ne fe fait aucune fenfation.
Donc pour que les fens faffent
( 43 )
ieurs fondions ; il faut que les
objets impriment un mouvement
proportionné à la nature foible
ou forte de l’organe fenfitif.
Il ne fe fait donc aucune fen-
fation , fans quelque changement
dans l’organe qui lui eft deftiné ,
ou plutôt dans la feule furface du
nerf de cet organe. Ce change-
ment peut-il fe faire pour Vintro-
mïjjîon du corps qui fê fait fentir?
Non ; les enveloppes dures des
nerfs rendent la chofe évidemment
impoffible. Il ne produit que par
les diverfes propriétés des corps
fenfibles , & de-là naifTent les dif-
ferentes fenfations.
Beaucoup d’expériences nous
ont fait connoître que c’eft effec-
tivement dans le cerveau , que
l’Ame eft afteétée des fenfations
propres à l’Animal : car lorfque
cette partie eft confidérablement
bleffée, l’Animal n’a plus ni fenti-
ment , ni difcernement , ni con-
( 44 }
îioifTance : toutes les parties qui
font au-deflus des plaies & des
ligatures , confervent entre elles &
le cerveau le mouvement & le fen-
timent , toûjours perdu au deflbus,
entre la ligature & rextrémité.
La fedion , la corruption des nerfs
& du cerveau , la compreffion
même de cette partie , &c. ont
apris à Galien la même vérité.
Ce fçavant a donc parfaitement
connu le fiége de l’Ame , & la
néceffité abloluë des nerfs pour
les fenfations ; il a fçu i®. que
l’Ame fent , & n’eft réellement af-
fedée que dans le cerveau desfen-
timens propres à l’Animal : 20.
Qu’elle n’a de fentiment & de con-
noilTance , qu’autant qu’elle reçoit
l’impreffion aduelle des efprits ani-
maux.
Nous ne raporterons point ici
les opinions d’Aridote , de Chry-
fippe , de Platon , de Defcartes ,
de Vieulfens , de Roffet , de Wil-
( 45 * )
Iis , de Lancifi , &c. Il en fau-
droit toujours venir à Galien , com-
me à la vérité même. Hippocra-
te par oit auffi n’avoir pas ignoré
où l’Ame fait fa réfidcnce.
Cependant la plupart des anciens
Philofophes aïant à leur tête les
Stoïciens , & parmi le Modernes
Perrault , Stuart , & Tabor , ont
penfé que l’Ame fentoit dans tou-
tes les parties du corps, parce qu’el-
les ont toutes des nerfs. Mais nous
n’avons aucune preuve d’une fen-
fibilité auffi univerfellement répan-
due. L’expérience nous a même
apris que lorfque quelque partie du
corps eft retranchée , l’Ame a des
fenfations , que cette partie qui
n’efl plus , femble encore lui don-
ner. L’Ame ne fent donc pas dans
le lieu même où elle croit fentir.
Son erreur confifte dans la manié-
ré dont elle fent , & qui lui fait
raporter fon propre fentimentaux
organes qui le lui ocafionnent , &
( 4 ^ )
l’avertifTent en quelque forte de
rimprelîion qu’ils reçoivent eux-
mêmes des caufes extérieures. Ce-
pendant nous ne pouvons pas aflli-
rer que la fubttance de ces orga-
nes ne foit pas elle - même fuf-
ceptibJe de fentiment , & qu’elle
n’en ait pas elfedivement. Mais
ces modifications ne pourroient
être connues qu’à cette fubftance
même , & non au tout , c’eft-à-
dire, à l’Animal auquel elles ne font
pas propres , & ne fervent point.
Comme les doutes qu’on peut
avoir à ce fujet , ne font fondés
que fur des conjectures , nous ne
nous arrêterons qu’à ce que l’ex-
périence , qui feule doit nous gui-
der , nous aprend fur les fenfations
que l’Ame reçoit dans les Corps |
animés.
Beaucoup d’Auteurs mettent le
fiége de l’Ame prefque dans un
feul point du cerveau , & dans un
feul point du corps calleux , d’où
( 47 )
comme de fon trône , elle régit
toutes les parties du corps.
L’être fenfitif ainfi cantonné ,
relTerré dans des bornes auffi étroi-
tes , ils le dillinguent , lo. de tous
les corps animés , dont les divers
organes concourent feulement à
lui fournir fes fenfations : 2-0. des
efprits mêmes qui le touchent , le
remuent , le pénétrent par la di-
verfe force de leur choc , & le
font fl diverfement fentir.
Pour rendre leur idée plus fen-
fible, ils comp«arent l’Ame au tim-
bre d’une montre , parce qu’en ef-
fet l’Ame ell en quelque forte dans
le corps , ce qu’efl: le timbre dans
la montre. Tout le corps de cet-
te machine , les relTorts , les roues
ne font que les inllrumens , qui
par leurs mouvemens concourent
tous enfemble à la régularité de
l’aétion du marteau fur le timbre,
qui atend pour ainfi dire, cette ac-
tion , & ne fait que la recevoir :
( 4 » )
car lorfque le marteau ne frape
pas le timbre , il eil comme ilblé
de tout le corps de la montre, &
ne participe en rien à tous i'es mou-
vemcns.
Telle efl l’Ame pendant un fom-
meil profond. Privée de toutes
fenfations, fans nulle connoiflance
de tout ce qui fe padé au dehors
& au dedans du corps qu’elle ha-
bite , elle femble atendre le réveil,
pour recevoir en quelque forte le
coup de marteau donné par les ef-
pri ts fur fon timbre. Ce n’elt en
effet que pendant la veille qu’elle
ell affeétée par diverfes fenfations
qui lui font connoîtrela nature des
imprefiions que les corps exter-
nes communiquent aux organes.
Que l’Ame n’ocupe qu’un point
du cerveau , ou qu’elle ait un fiége
plus étendu , cette comparaifon
elt également ingénieufe. Il ell
certain qu’à en juger par la cha-
leur , l’humidité , l’àpreté , la dou-
leur 5
( 49 )
leur, &c. que tous les nerfs Tentent
également , on croiroit qu’ils de-
vroient tous être intimement réu-
nis pour former cette eipéce de
rendez-vous de toutes les fenfa-
tions. Cependant on verra que
les nerfs ne fe ralTemblent en au-
cun lieu du cerveau , ni du cerve-
let , ni de la moelle de l’épine.'
Quoi qu’il en foit , les principes
que nous avons pofés une fois bien
établis , on doit voir que toutes
les connoiffances , même celles qui
font les plus habituelles , ou les
plus familières à l’Ame , ne rèfi-
dent en elle , qu’au moment même
qu’elle en elt affeftée. L'habituel
de ces connoiffances ne confifte
que dans les modifications perma-
nentes du mouvement des eiprits,
qui les lui préfentent , ou plutôt
qui les lui procurent très-fréquem-
ment. D’où il fuit que c’eff dans
la fréquente répétition des mêmes
mouvemens que confiftent lamé;;;
( 50 )
moire , l’imagination , les inclina-'
tiens , les pallions , & toutes les
autres facultés qui mettent de l’or-
dre dans les idées , qui le main-
tiennent & rendent les fenfations
plus ou moins fortes & étendues:
& de -là viennent encore la pé-
nétration, la conception, la juftelTe,
& la liaifon des connoilîànces ; &
cela , félon le dégré d’excellence
ou la perfedion des organes des
differens Animaux.
Chapitre X.
T) es facultés du corps qui fe rap^
portent à V jlme fenftive.
L Es Philofophes ont raporté à
l’Ame fenfitive toutes les fa.,
cultés qui fervent à lui exciter des
fenfations. Cependant il faut bien
diftinguer ces facultés (^ui font
purement mécaniques de celles qui
( )
apartiennent véritablement à l’être
fenütif. C’ell pourquoi nous al-
lons les réduire à deux clalTes.
Les facultés du corps qui four-
niffent des fenfations , font celles
qui dépendent des organes des
fens, uniquement du mouvement
des efprits contenus dans les nerfs
de ces organes , & des modifica-
tions de ces mouvemens. Tels font
la d’verfité des mouvemens des ef-
I prits excités dans les nerfs desdif-
■ férens organes , & qui font naître
les diverfes fenfations dépendantes
: de chacun d’eux , dans l’inilant
I même qu’ils font frapés ou affec-
! tés par des objets extérieurs. Nous
raporterons encore ici les modifî-
' cations habituelles de ces memes
mouvemens qui rapellent nécef-
fairement les mêmes fenfations que
l’Ame a,voit déjà reçues par l’im-
preffion des objets fur le fens. Ces
I modifications tant de fois répétées
forment la mémoire , l’imagination ,
les pallions. D x
i
I
C 52- )
Mais il y en a d’autres également
ordinaires , & habituelles , qui ne
viennent pas de la mêmefburce: j
elles dépendent originairement des |
diverfes difpofitions organiques des !
corps animés , lefquelles forment
les inclinations , les apétits , la |
pénétration , l’inltinél & la con- I
ception.
La fécondé clafTe renferme les
facultés qui apartiennent en pro- ;
pre à r être fenfitif ; comme les
fenfations , les perceptions , le dif-
cernepient , les connoilîances, &c.
S. I.
Sens.
La diverfité des fenfations varie
félon la nature des organes qui les
tranfmettent à l’Ame. L’ouïe porte Jj
à l’Ame la fenfation du bruit ou
du fon ; la vue lui imprime les
fentimcns de lumière & de cou-
I
( 5*3 )
leurs , qui lui repréfentent l’ima-
ge des objets qui s’ofî'rent aux
yeux ; l’Ame reçoit de l’odo-
rat toutes les fenfations connues
fous le nom d’odeurs ; les faveurs
lui viennent à la faveur du goût :
le toucher enfin , ce fens univer-
fellement répandu par toute l’ha-
bitude du corps , qui luifait naître les
fenfations de toutes les qualités
apellées tadliles^ telles que la cha-
leur , la froideur , la dureté , la
mollefle , le poli , l’àpre , la dou-
leur & le plaifir , qui dépendent
des divers organes du taéf ; parmi
lefquels nous comptons les parties
de la génération dont le fentiment
vif pénétre & tranfporte l’Ame
dans les plus doux & les plus heu-
reux momens de notre exiflence.
Puifque le nerf optique & le
nerf acouftique font feuls , l’un
voir les couleurs , l’autre entendre
les Tons ; puifque les feuls nerfs
moteurs portent à l’Ame l’idée
/
( 5"4 )
des mouvemcns , qu’on n’aperçoit
îes odeurs qu’à la faveur de l’o-
dorat , &c. il s’enfuit que chaque
nerf eü propre à faire naître diffe-
rentes fenfations , & qu’ainfi le /<?//-
fomim commune , a , pour ainli di-
re , divers territoires , dont cha-
cun a fon nerf , reçoit & loge les
idées aportées par ce tuïau. Ce-
pendant il ne faut pas mettre dans
les nerff mêmes la caufe de la di-
verfité des fenfations ; car. l’expan-
fion du nerf auditif reffemble à la
rétine , & cependant il en rél'ulte
des fenfations bien opofées. Cette
variété paroît clairement dépendre
de celle des organes placés avant
les nerfs , deforte qu’un organe
dioprique , par exemple , doit na-
turellement fervir à la vifion.
Non feulement les divers fens
excitent differentes feniations ,
m.ais chacun d’eux varie encore à
i’infini celles qu’il porte à l’Ame ,
fdon les differentes maniérés dont
( 55 * )
ils font afïedés par les corps exter-
nes. C’eft pourquoi la fenfation du
■ bruit peut être modifiée par une
j multitude de tons différons , &
I peut faire apercevoir à l’Ame l’é-
loignement & le lieu de la caufe
qui produit cette fenfation. Les
yeux peuvent de même , en modi-
fiant la lumière , donner des fen-
fations plus ou moins vives de la lu-
mière & des couleurs , & former
par ces differentes modifications ,
les idées d’étendué, défiguré , d’é-
loignement , &c. Tout ce qu’on
vient de dire eft axaêfcement vrai
des autres fens.
S. I I.
I Mécanïfme des Senfations.
Tâchons , à la faveur de fœil ,
de pénétrer dans le plus fubtil mé-
canifmé des fenfations. Comme
l’œil efl le feul de tous les organes
D 4
(50
fenfitifs ,où fe- peigne & fe repré-
fente viliblement l’aéfon des ob-
jets extérieurs , il peut feul nous
aider à concevoir quelle forte de
changement ces objets font éprou-
ver aux nerfs qui en font frapés.
Prenez un œil de bœuf, dépouil-
lés le adroitement de la fcléroti-
que & de la choroïde ; mettés, où
étoit la première de ces membra-
nes , un papier dont la concavité
s’ajulle parfaitement avec la con-
vexité de l’œil : préfentés enfuite
quelque corps que ce foit devant
le trou de la pupille , vous verrez
très-dillinclement au fond de l’œil
l’image de ce corps. D’où j’inferç
en paifant , que la vifion n’a pas fon
fiége dans la choroïde , mais dans
la rétine.
En quoi confifle la peinture
des objets ? dans un retracement
proportionellement diminutif des
raions lumineux qui partent de
ces objets. Ce retracement forme
( )
une imprefïïon de la plus grande
délicatefle , comme il elt facile
d’en juger par tous les raïons de -
la pleine Lune , qui , concentrés
dans le foier d’un miroir ardent,
& réfléchis fur le plus fenfible
thermomètre , ne font aucune-
ment monter la liqueur de cet
inflrument. Si l’on confidère de
plus , qu’il y a autant de fibres dans
cette expanfion du nerf optique ,
que de points dans l’image de l’ob-
jet , que ces fibres font infiniment
tendres & molles , & ne forment
guères qu’une vraie pulpe, ou moel-
le nerveufe , on concevra non feu-
lement que chaque fibrille ne fe
trouvera chargée que d’une très-
petite portion des raïons ; mais
qu’à caufe de fon extrême déli-
cateffe , elle n’en recevra qu’un
changement fimple , léger , foible ,
ou fort fuperficiel ; & en confé-
quencedecekjles efprits animaux,
à peine excités , reflueront] avec
( 58 )
la plus grande lenteur : à mefure
ciu’ils retourneront vers l’origine
du nerf optique , leur mouvement
fe rallentira de plus en plus ; &
par conféquent l’impreffion de cet-
te peinture ne pourra s’étendre ,
fe propager le long de la corde
optique , fans s’afFoiblir, Que pen-
fés-vous à préfent de cette im-
preffion portée jufqu’à l’Ame inê-
rne ? N’en doit ^ elle pas recevoir
un effet fi doux , qu’elle le fent à
peine ?
De nouvelles expériences vien-
nent encore à l’apui de cette théo-
rie. Mettés l’oreille à l’extrémité
d’un arbre droit & long , tandis
qu’on gratte doucement avec l’on-
gle à l’autre bout. Une fi foible
caufe doit produire fi peu de bruit,
qu’il fembleroit devoir s’étouffer
ou fe perdre dans toute la longueur
du bois. Il fe perd en effet pour
tous les autres ; vous feul entendés
un bruit fourd prefque impercep-
( S9 )
cible. La même chofe fe pafle en
petit dans le nerf optique , parce
qu’il eil infiniment moins folide.
L’impreffion une fois reçue par
l’extrémité d’un canal cylindrique,
plem d’un fluide non élaftique ,
do't néceffairement fe porter juf-
qu’à l’autre extrémité, comme dans
ce bois dont je viens de parler, &
dans l’expérience fi connue des
billes de billard. Or les nerfs font
des tuïaux cylindriques , du moins
chaque fibre fenfible-nerveufe mon-
tre clairement aux yeux cette fi-
gure.
Mais de petits cylindres d’un
diamètre auffi étroit ne peuvent
vraifemblablement contenir qu’un
feul globule à la file , qu’une fuite
ou rang d’efprits animaux. Cela
s’enfuit de l’extrême facilité qu’ont
ces fluides à fe mouvoir au moin-
dre choc , ou de la régularité de
leurs mouvemens , de la préciilon ,
de la fidélité des traces , ou des
idees qui en réfultent dans le cer-
veau : tous effets qui prouvent que
le fuc nerveux efl compofé d’élé-
mens globuleux, qui nagent peut-
être dans une matière éthérée ; &
qui feroient inexplicables , en fu-
pofant dans les nerfs, comme dans
les autres vaifTeaux , diverfes efpé-
ces de globules, dont le tourbillon
changeroit l’homme le plus atentif,
le plus prudent , en ce qu’on nom-
me un franc étourdi.
Que le fluide nerveux ait du
refibrt , ou qu’il n’en ait pas , de
quelque figure que foient les élé-
mens , fi on veut expliquer le phé-
nomène des fenfations , il faut donc
admettre i». l’exiflence & la cir-
culation des efprits. 2.0. Ces mê-
mes efprits qui, mis en mouvement
par l’aétion des corps externes ,
rétrogradent jufqu’à l’Ame, 30. Un
feul rang de .globules fphériques ,
dans chaque fibre cylindrique , pour
courir au moindre taéf , pour ga-
îopper au moindre fignal de la vo-
lonté. Cela pofé , avec quelle vi-
tefTe le premier globule pouiïe
doit -il pouffer le dernier & le jet-
ter , pour ainfi dire , fur l’Ame ,
qui fe réveille à ce coup de mar-
teau , & reçoit des idées plus ou
moins vives , relativement au mou-
vement quilui a été imprimé ? Ceci
amene naturellement les loix de
Senfations : les voici.
§. III.
Loix des Senfations,
I. Loi. Plus un objet agit diflinc-
tement fur le fenforium^ plus l’idée
qui en réfulte, eft nette & diftinéle.
II. Loi. Plus il agit vivement
fur la même partie matérielle du
cerveau , plus l’idée eff claire.
III. Loi. La même clarté ré-
fulte de i’impreffion des objets fou-
vent renouvelléer
( 6 %
ÎV. Loi. Plus l’aftion de l’ob-
jet eft vive ; plus elle dt dilderente
de toute autre , ou extraordinaire,
plus l’idée eft vive & frapante.
On ne peut fouventja chairer par
d’autres idées , comme Spinofa dit
l’avoir éprouvé , lorfqu’il vit un de
ces grands hommes du Brefil. C’eft
ainli qu’un blanc & un noir qui fe
voient pour la première fois , ne
l’oublieront jamais , parce que l’A-
me regarde long tems un objet ex-
traordinaire , y penfe & s’en ocu-
pe fans cdfe. L’elprit & les yeux
paftent légèrement fur les chofes
qui fe préfentent tous les jours.
Une plante nouvelle ne fr'ap>e que
le Botanifte. On voit par là qu’il
eft dangereux de donner aux en-
fans des idées eftraiantes , telle que
la peur du Diable , du Loup ,
&c.
Ce n’eft qu’en réfléchiftant fur
les notions fimples , qu’on faifitles
idées compliquées : il faut que les
( ^3 )
premières foient toutes répréfen-
tées clairement à l’Ame , & qu’elle
les conçoive dillinftement l’une
après l’autre ; c’eft-à-dire, qu’il faut
choifir un feul fujet fimple , qui
agiffe tout entier fur le fenforium^
& ne foit troublé par aucun au-
tre objet , à l’exemple des Géo-
mètres , qui par habitude ont le
talent que la maladie donne aux
mélancoliques , de ne pas perdre
de vue leur objet. C’eft la premiè-
re conclufion qu’on doit tirer de
notre première Loi ; la fécondé ,
( eft qu’il vaut mieux méditer , que
d’étudier tout haut comme les en-
I: fans & les écoliers : car on ne re-
I tient que des fons , qu’un nouveau
: torrent d’idées emporte continuel-
; lement. Au refte , fuivant la troi-
! fiéme Loi , des traces plus fou-
I vent marquées font plus difficiles
( à effacer', & ceux qui ne font
^ point en état de méditer , ne peu-
i vent guères aprendre que par îe
I
( ^4 )
mauvais ufage dont j’ai parlé.
Enfin comme il faut qu’un ob-
jet , qu’on vent voir clairement
au microfcope , foit bien éclairé,
tandis que toutes les parties voifi-
nes font dans l’obfcurité , de même
pour entendre diftinftemenr un
bruit qui d’abord paroifî'oit confus,
il fuffit d’écouter atentivement ;
le fou trouvant une oreille bien
préparée, harmoniquement tendue,
frape le cerveau plus vivement.
C’eft par les mêmes moïens qu’un
raifonnement qui paroilToit fort obf-
cur , elt enfin trouvé clair ; cela
s’enfuit dé la IL Loi.
S, I V.
^le le S en fat tons ne font pas con~
noître la nature des corps , ^
qu elles changent avec les or^
ganes.
Quelque lumineufes que -foient
nos
I
i
!
( ^ 5 * )
nos fenfations , elles ne nous eclaî-
rent jamais fur la nature de l’ob^
jet aftif , ni fur celle de l’organe
paüif. La figure, le mouvement,
la mafle , la dureté , font bien des
atributs des corps fur lefquels nos
fens ont quelque prife. Mais com-
bien d’autres propriétés qui réfi-
dent dans les derniers éîémens des
corps , & qui ne font pas faifies par
nos organes , avec lefquels elles
n’ont du raport que d’une façon
confufe qui les exprime mal , on
point du tout ? Les couleurs , la
chaleur , la douleur , le goût , le
taét, &c. varient à tel point , que
le même corps paroît tantôt chaud ,
& tantôt froid à la même perfon-
ne , dont l’organe fenfitif par con-
féquent ne retrace point à l’Ame
le véritable état des corps. Les
couleurs ne changent-elles pas auf-
fi , félon les modifications de la
lumière ? Elles ne peuvent donc
çtre regardées comme des proprié-
( 66 )
tés des corps. L’Ame juge con-
fufément des goûts qui ne lui ma-
nifeftent pas même la figure des
fels.
Je dis plus : on ne conçoit pas
mieux les premières qualités du
corps. Les idées de grandeur ,
de dureté , &c. , ne font détermi-
nées que par nos organes. Avec
d’autres fens , nous aurions des
idées differentes des mêmes atri-
buts , comme avec d’autre idées
nous penferions autreraentque nous
ne penfons de tout ce qü’on apelle
ouvrage de génie , ou de fenti-
ment. Mais je refervç à parler
ailleurs de cette matière.
Si tous les corps avoient le mê-
me mouvement , la même figure,
la même denfité , quelques diffe-
rens qu’ils fuffent d’ailleurs' entre
eux , il fuit qu’’on croiroit qu’il n’y
a qu’un feul corps dans la nature,
parce qu’ils affefteroient tous de la
même maniéré l’organe fenfîtif.
1 . c )
j Nos idées ne viennent donc pas
I de la connoüTance des propriétés
i des corps , ni de ce en quoi con-
I fifte le changement qu’éprouvent
i nos organes. Elles fe forment par
ce changement feul. Suivant fa na-
ture , & fes dégrés , il s’élève dans
I notre Ame des idées qui n’ont au-
i cune liaiion avec leurs caufes oc-
! cafionnelles & efficientes , ni fins
doute avec la volonté, malgré la-
I quelle elles fe font place dans la
moelle du cerveau. La douleur ,
la chaleur , la couleur rouge ou
blanche n’ont rien de commun
I avec le feu ou la flamme ; l’idée
; de cet élément eft fl étrangère à
ces fenfations , qu’un homme fans
aucune teinture de Phyflque ne la
1 concevra jamais.
D’ailleurs les fenfations changent
1 avec les organes ; dans certaines
j JauniflTes , tout paroît jaune. Chan-
I gés avec le doigt l’axe de la vi-
i lion, vous multiplierés les objets,
E ^
( <5S )
VOUS en varierés à votre gré la fî-
tuation & les atitudes. Les ange-
lures , &c. font perdre l’ufage du
tad. Le plus petit embarras dans le
canal d’Euitachi fuffit pour rendre
fourd. Les fleurs blanches ôtent
tout le fentiment du vagin. Une
taye fur la cornée , fuivant qu’elle
répond plus ou moins au centre de
la prunelle , fait voir diverfement
les objets. La cataraéfe , la goutte
ferene , &c. jettent dans l’aveu-
glement.
■' Les fenfations ne repréfentent
donc point du tout les chofes ,
telles qu’elles font en elles-mêmes,
puifqu’elles dépendent entièrement
des parties corporelles qui leur ou-
vrent le paflfage.
Mais pour cela nous trompent-
elles ? non certes , quoi qu’on en
dife , puifqu’elles nous ont été don-
nées plus pour la confervation de
notre machine , que pour acquérir
des connoiflances. La réflexion de
( «9 )
îa lumière produit une couleur jau-
ne dans un œil plein de bile ; l’A-
me alors doit donc voir jaune. Lê
fel Si le fucre impriment des mou-
vemens opofés aux papilles du
goût ; on aura donc en confé-
quence des idées contraires , qui
feront trouver l’un falé & l’autre
doux. A dire vrai, les fens ne nous
trompent jamais , que lorfque nous
I jugeons avec trop de précipitation
fur leurs raporcs : car autrement
ce font des minières fidèles ; l’A-
me peut compter qu’elle fera fû-
rement avertie par eux des embû-
ches qu’on lui tend ; les fens veil-
lent fans cefiTe , & font toujours
prêts à corriger l’erreur les uns des
autres. Mais comme l’Ame dépend
à fon tour des organes qui la fer-
vent , fi tous les fens font eux-mê-
mes trompés , le moyen d’empê-
cher le Jenforium commune de par-
ticiper à une erreur aufli générale?
( 70 )
S. V.
Raifons Anatomiques de la di- |
'uerjité des Senjations.
Quahd même tous les nerfs fe |
reffembleroient, les fenfations n’en |
feroient pas moins diverfes : mais i
outre qu’il s’en faut beaucoup que
cela foit vrai , fi ce n’elt les nerfs
optiques & acouftiques , c’efl: que
les nerfs font réellement féparés
dans le cerveau. i°. L’origine de
chaque nerf ne doit pas être fort
éloignée de l’endroit où le fcapel
les démontre , & ne peut plus les t
fuivre , comme il paroît dans les \
nerfs auditifs & pathétiques. 20. I
On voit clairement fans microf- j
cope , que les principes nerveux i
font affez' écartés : ( cela fe re- j
marque fur tout dans les nerfs ol- j
fadifs , optiques & auditifs , qui '
font à une très - grande diftance
C 71 )
l’un de l’autre : ) & que les fibres
nerveufes ne fuivent pas les mê-
mes direftions , comme le prou-
vent encore les nerfs que je viens
de nommer. 30. L’extrême mol-
lefîe de toutes ces fibres , fait
qu’elles fe confondent aifément
avec la moelle : la 4e. & la 8e.
paire peuvent ici fervir d’exemple.
4P. Telle eft la feule impénétra-
bilité des corps , que les premiers
filamens de tant de differens nerfs
ne peuvent fe réunir en un feul
point, fo. La diverfité des fen-
fations , telle que la chaleur , la
douleur , le bruit , la couleur ,
l’odeur , qu’on éprouve à la fois ;
ces deux fentimens diflinéts à Toc-
cafion du toucher d’un doigt de
la main droite , & d’un doigt de
la main gauche à l’occafion même
d’un feul petit corps rond, qu’on
fait rouler fous un doigt fur lequel
le doigt voifin eft replié ; tout
prouve que chaque fens a fon pe-
( 72 ^ )
tit département particulier dans la
moelle du cerveau , & qu’ainfi le
iiége de l’Ame eit compofé d’au-
tant de parties , qu’il y a de fen-
fations diverl'es qui y répondent.
Or qui pourroit les nombrer ? Et
que de raifons pour multiplier &
modifier le fentiment à l’infini ?
Le tiflli des envelopes des nerfs ,
qui peut être plus ou moins folide,
leur pulpe plus ou moins molle ,
leur fituation plus ou moins lâche,
leur diverfe conflruéfion à l’une
& à l’autre extrémité , &c.
11 s’enfuit de ce que nous avons
dit julqu’à préfent , que chaque
nerf différé l’un de l’autre à fa
naiffance , & en conféquence ne
paroît porter à l’Ame qu’une forte
de fenfations ou d’idées. En effet
l’Hifloire Phyfiologique de tous les
fens prouve qi^e chaque a î
un fenthnent relatif à fa nature ,
& plus encore à celle de l’organe |
au travers duquel fe modifient les
( 73 )
impreffions externes. Si Torgane
eft dioptrique , il donne l’idée de
la lumière & des couleurs ; s’il eft
acouftique , on entend , comme
on l’a déjà dit , &c.
§. V I.
la ^etitejfe des idées
Ces impreftions des corps exté-
rieurs font donc la vraie caufe
Phyfique de toutes nos idées; mais
que cette caufe eft extraordinaire-
ment petite ! Lorfqu’on regarde le
Ciel au travers du plus petit trou,
tout ce vafte hémifphere fe peint
au font de l’œil , fon image eft
beaucoup plus petite que le trou
par où elle a pafte. Que feroit-ce
donc d’une étoile de la 6e. gran-
deur , ou de la 6e. partie d’un glo-
bule fanguin ? L’Ame la voit ce^
pendant fort clairement avec un
bon microfcope. Quelle caufe infi-
( 74 )
niment exigue & par conféquent
qu’elle doit être l’exilité de nos
fenfations & de nos idées ? Et que
cette exilité de fenfations & d’i-
dées paroît néceflaire par rapport
à l’immenfité de la mémoire ! Où
loger en effet tant de connoiffan-
ces , fans le peu de place qu’il leur
faut , & fans l’étendue de la moelle
du cerveau & des divers lieuxqu’el-
les habitent.
S. V I I.
biffer ens fiéges de l'Ame.
r s
Pour fixer ou marquer avec pré-
cifion quels font ces divers terri-
toires de nos idées , il faut encore
recourir à l’Anatomie, fans laquelle
on ne connoît rien du corps , &
avec laquelle feule on peut lever la
plupart des voiles qui dérobent
l’Ame à la curiofité de nos regards
& de nos recherches.
( 15 )
Chaque nerf prend fon origine
de l’endroit où finit la derniere ar-
tériole de la fubftance corticale du
cerveau ; cette origine efl donc ,
où commence vifiblement le fila-
ment médullaire qui part de ce fin
tuïau , qu’on en voit naître & for-
tir fans microfope. Tel efl réelle-
ment le lieu d’où la plupart des
nerfs femblent tirer leur origine ,
où ils fe réuniiïent , & où l’être
fenfitif paroît réfugié. Les fenfa-
tions & les mouvemens animaux
peuvent -ils être raifonnablement
placés dans l’artére ? Ce tuïau efl
privé de fentiment par lui-même,
& il n’eft changé par aucun effort
de la volonté. Les fenfations ne
font point auffi dans le nerf au-
deffous de fa continuité avec la
moelle : les plaies & autres obfer-
vations nous le perfuadent. Les
mouvemens à leur tour n’ont point
leur fiége au-deffous de la conti-
nuité du nerf avec l’artere , puif-
( 7 ^ )
que tout nerf fe meut au gré de
la volonté. Voila donc le fenforium
bien établi dans la moelle , & cela
jufqu’à l’origine même artérielle
de cette fubltance médullaire. D’où
il fuit encore une fois que le fiége
de l’Ame a plus d’étendue qu’on
ne s’imagine ; encore fes limites
feroient-elles peut-être trop bor-
nées dans un homme , fur tout très-
fçavant , fans l’immenfe petitefle ou
exilité des idées dont nous avons
parlé.
S. VIII.
r étendue de V Ame.
Si le fiége de l’Ame a une cer-
taine étendue , fi elle fent en di-
vers lieux du cerveau , ou ce qui
revient au même , fi elle y a vé-
ritablement differens fiêges, il faut
nécefiairement qu’elle ne foit pas
elle- même inétenduë , comme le
( 77 )
prétend Defcartes ; car dans fon
fiftême , l’Ame ne pourroit agir
fur le corps , & il feroit auffi im-
polîible d’expliquer l’union & l’ac-
tion réciproque des deux fubftan-
ces , que cela eft facile à ceux qui
penfent qu’il n’eft pas poflible de
concevoir aucun être fans éten-
due. En effet , le corps & l’Ame
font deux natures entièrement op-
pofées , félon Defcartes ; le corps
n’eft capable que de mouvement ,
l’Ame que de connoiffance ; donc
il eft impoflible que l’Ame agifte
fur le corps , ni le corps fur l’Ame.
Que le corps fe meuve , l’Ame qui
n’eft point fujette aux mouvemens,
n’en reffentira aucune ateinte. Que
l’Ame penfe , le corps n’en ref-
fentira rien , puifqu’il n’obéït qu’au
mouvement.
N’eft-ce pas dire avec Lucrèce
que l’Ame n’étant pas matérielle,
ne peut agir fur le corps , ou qu’el-
le l’eft efteéüvement , puifqu’eüe
( 7^ )
îe touche & le remue de tant d
façon? ce qui ne peut convenir qu’
un corps. ( i )
Si petite & fi imperceptible qu’on
fupojfe l’étendue de l’Ame, malgré
les phénomènes qui femblent prou-
ver le contraire, & qui démontre-
roient plutôt (x) plufieurs Ames ,
qu’une Ame fans étendue , il faut
toûjours qu’elle en ait une , quelle
qu’elle foit , puifqu’elle touche im-
médiatement cette autre étendue
é.norme du corps , comme on con-
çoit que le globe du monde feroit
touché par toute la furface du plus
petit grain de fable qui feroit pla-,
cé fur fon fommet ? L’étendue de
l’Ame forme donc en quelque for-
C I ) Tangere nec tangi , nifi corpais ,
nulla poteft res.
( 2 ) Quelques Anciens Philofophes les
ont admifes , pour expliquer les differentes
contradiftions dans lefquelles l’Ame fe
furpiend elle-même , telles que, par exem-
ple, les pleurs d’une femme qui feroit bierj
fâchée de voir reffufciter fon mari.
C 79 )
te le corps de cet être fenfible &
adif i & à caufe de l’intimité de fa
liaifon , qui ell telle qu’on croiroit
que les deux fubftances fon indi-
viduellement atachées& jointes en-
femble , & ne font qu’un feul tout,
Ariftote ( i ) dit „ qu’il n’y a point
„ d’Ame fans corps , & que l’A-
„ me n’eil point un corps. „ A dire
vrai , quoique l’Ame agiffe fur le
corps & fe détermine fans doute
par une aftivité qui lui dt propre,
cependant je ne fçais li elle eft ja-
mais aélive , avant que d’avoir été
paffive ; car il femble que l’Ame
1 pour agir , ait befoin de recevoir
les impreflions des efprits modifiés
par les facultés corporelles. C’efl
ce qui a peut-être fait dire à Hip-
pocrate , ” que l’Ame dépend tel-
3, lement du tempérament & delà
I ,, difpofitiondes organes 5 qu’elle fe
I perfediône& s’embellit avec eux.
( I ) De AnmAtexi.z6. c, a.Voyezmoa
I DLfcüurs.
( 8o )
Vous voiés que pour expliquer
Tunion de l’Ame au corps, il n’eft
pas befoin de tant fe mettre l’ef-
prit à la> torture , que l’ont fait ces
grands génies , Ariftote , Platon ,
Defcartes, Mallebranche, Leibnitz,
Staahl , & qu’il futüt d’aller ron-
dement fon droit chemin , & de
ne pas regarder derrière ou de cô-
té , iorfque la vérité eft devant *
foi. Mais il y a des gens qui ont
tant de préjugés , qu’ils ne fe baif- i
feroient feulement pas pour ramaf-
fer la vérité , s’ils la rencontroient !
où ils ne veulent pas qu’elle foit. i
Vous concevés enfin qu’après i
tout ce qui a été dit fur la diver-
fe origine des nerfs & les difïérens
fiéges de l’Ame , il fe peut bien
faire qu’il y ait quelque chofe de !
vrai' dans toutes les opinions des '
Auteurs à ce fujet , quelque op- j
pofées qu’elles paroilTent : & puif- i
que les maladies du cerveau, félon
l’endroit qu’elles ataquent, fuppri- !
ment |
(8i )
ment tantôt un lens , tantôt un au«
tre , ceux qui mettent le fiége de
l’Ame dans les nates ou le tejies ,
ont-ils plus de tort que ceux qui
voudroient la cantonner dans le
centre ovale , dans le corfs cal-
leux ^ ou même ài2>x\shi glande pi-
néale ? Nous pourrons donc apli-
quer à toute la moelle du cerveau,
ce que Virgile dit [ i ] de tout
le corps, où il prétend avec le s Stoï-
ciens que l’Ame eft répandue.
En effet où eft votre Ame , lorf-
I que votre odorat lui communique
I des odeurs qui lui plaifent , ou la
chagrinent , fi ce n’efl dans ces
' couches d’où les nerfs olfaéiifs ti-
! tirent leur origine ? Où eft-elle ,
■ lorfqu’elle aperçoit avec plaifir un
i beau ciel , une belle perfpeétive ,
fl elle n’eft dans les couches opti-
! ques^Pour entendre , il faut qu’elle
[ I ] Totos difFufa per artus
Mens agitat molem , & magno fe corpore mif-
cet. Æneid. 1. 6.
E
( )
foit placée à la naiflance du nerf
auditif , &c. Tout prouve donc
que ce timbre auquel nous avons
comparé l’Ame , pour en donner
une idée fenfible , fe trouve en
plufienrs endroits du cerveau, puif-
qu’il efl réellement frapé àplufieurs
portes. Mais je ne prétens pas di-
re pour cela qu’il y ait plufieurs
Ames ; une feule fuffit fans dou- ;
te avec l’étendue de ce fiége mé- !
dullaire que nous avons été forcé i
par l’expérience , de lui accorder; *
elle fuffit , dis-je , pour agir,fen- ;
tir , & penfer , autant qu’il lui eft !|
permis par les organes. j
§. I X.
l'être fenfitif eft par cou-
féqtient matériel.
Mais quels doutes s’élèvent dans ,
mon Ame , & que notre entende-
ment ett foible & borné ! Mon
( 83 )
Ame montre conftamment, non la
penfée , qui lui eft accidentelle ,
quoi qu’en difent les Cartéfiens ,
mais de l’aéiivité & de la fenfibilité.
Voila deux propriétés incontefta-
bles reconnues par tous les Philo-
fophes qui ne fe font point lailîés
aveugler par l’efprit fyiiématique ,
le plus dangereux des efprits. Or ,
dit. on , toutes propriétés fupofent
un fujet qui. en foit la baze , qui
exifte par lui-même , & auquel ap-
partiennent de droit ces mêmes
propriétés. Donc , conclue-t’on ,
l’Ame eft un être féparé du corps ,
une efpéce de monade fpirituelle ^
une forme fubfiftante , comme patr
lent les adroits & prudens Scho-
laftiques j c’eft-à-dire , une fubftan-
ce dont la vie ne dépend pas de
celle du corps. On ne peut mieux
raifonner fans doute ; mais le fujet
de ces propriétés , pourquoi vou-
lés-vous que je l’imagine d’une na-
ture abfolument diftinéle du corps
( 84 )
tandis que je vois clairement que
c’efl; l’organifation même de la
moelle aux premiers commence-
mensdefa naiflance,[ c’eft à-dire ,
à la fin du cortex ] qui exerce fi
librement dans l’état fain toutes ces
propriétés. Car c’eft une foule
d’obfervations & d’expériences cer- |
laines qui me prouvent ce que j’a-
vance , au lieu que ceux qui di-
fent le contraire peuvent nous J
étaler beaucoup de Métaphyfique ,
fans nous donner une feule idée.
Mais feroient-ce donc des fibres
médullaires qui formeroient l’A-
me ? & comment concevoir que
la matière puifle fentir & penfer ?
J’avoue que je ne le conçois pas ;
mais outre qu’il eft impie de bor-
ner la toute-puiflance du Créateur,
en foutenant qu’il n’a pu faire pen-
fer la matière , lui qui d’un mot
a fait la lumière , dois-je dépouil-
ler un être des propriétés qui fra-
pent mes fens , parce que l’eflence
( 8 ^ )
de cet être m’eft inconnue ? Je
ne vois que matière dans le cer-
veau , qu’étendue , comme on l’a
prouvé , dans fa partie fenfitive :
vivant , fain , bien organifé , ce
vifcere contient à l’origine des nerfs
un principe aélif répandu dans la
fubllance médullaire ; je vois ce
principe qui fent & penfe,fe dé-
ranger , s’endormir , s’éteindre
avec le corps. Que dis-je ? l’A-
me dort la première ; fon feu s’é-
teint à mefure que les fibres dont
elle paroît faite , s’affoiblifient &
tombent les unes fur les autres.
Si tout s’explique parce que l’A-
natomie & la Phyfiologie me dé-
couvrent dans la moelle , qu’ai-je
befoin de forger un être idéal ?
Si je confond l’Ame avec les orga-
nes corporels, c’eft donc que tous
les phénomènes m’y déterminent,
& que d’ailleurs Dieu n’a donné à
mon Ame aucune idée d’elle -mê-
me , mais feulement aflez de dif-
F 3
( 8^ )
cernement & de bonne foi pour fe
reconnoître dans quelque miroir
que ce foit , & ne pas rougir d e-
tre née dans une fange pulpeufe
animée d’efprits. Si elle eft ver-
tueufe & ornée de mille belles con-
lîoiflances, elle eft affez noble &
recommandable : la naiflTance eft
IWet du hazard , & n’ajoûte rien
au mérite.
Nous remettons à expofer les
phénomènes dont je viens de par-
ler , lorfque nous ferons voir le peu
d’empire de l’Ame fur le corps ,
& combien la volonté lui eft af-
fervie. Mais l’ordre des matières
que je traite exige que la mémoi-
re fuccéde aux fenfations , qui
m’ont mené beaucoup plus loin
que je ne penfois.
S. X.
la Mémoire.
Tout jugement eft la comparai-
( 87 )
fon de deux idées que l’Ame fçait
diftinguer l’une de l’autre. Mais
comme dans le même inftant elle
I ne peut contempler qu’une feule
i idée , fi je n’ai point de mémoi-
i re , lorfque je vais comparer la fe-
I conde idée , je ne retrouve plus la
j première. Ainfi ( & c’efl; une ré-
paration d’honneur à la mémoire
trop en décri ) point de mémoire,
point de jugement. Ni la parole,
ni la connoifiance des chofes , ni
le fentiment interne de notre pro-
pre exiftence ne peuvent demeu-
rer certainement en nous fans mé-
moire. A-t-on oublié ce qu’on a
fçu , il femble qu’on ne fafle que
de fortir du néant ; on ne fçait
point avoir déjà exifté, & que l’on
continuera d’être encore quelque
tems. Wepfer parle d’un malade
qui avoir perdu les idées mêmes
des chofes , & n’avoit plus d’exac-
tes perceptions ; il prenoit le man-
che pour le dedans de la cuillier. U
( 88 ) ;
en cite un autre qui ne pouvolt
jamais finir fa phriafe , parce qu’a-
vant d’avoir fini , il en avoit ou-
blié le commencement 5 & il
donne l’hiftoire d’un troifiéme ,
qui faute de mémoire , ne pouvoir
plus épeler , ni lire. La Motte |j
fait mention de quelqu’un qui avoit
perdu l’ufage de former des fons
& de parler. Dans certaines af-
fedions du cerveau , il n’elt pas ra-
re de voir les malades ignorer la
faim & la foif ; Bonnet en cite I
une foule d’exemple. Enfin un hom-
me qui perdroit toute mémoire ,
leroit un atome penfant : ( fi on |
peut penfer fans elle , ) inconnu à ii
lui -même, il ignoreroit ce qui lui
arriveroit , & ne s’en raporteroit
rien.
La caufe de la mémoire efl; tout Ji
à fait mécanique , comme elle-
même ; elle paroît dépendre de ce
que les impreffions corporelles du
cerveau, qui font les traces d’idées
( 89 )
qui le fuivent , font voifincs , &
que l’Ame ne peut faire la décou-
verte d’une trace , ou d’une idée ,
fans rapeller les autres qui avoient
coutume d’aller enfemble. Cela '
eft très- vrai de ce qu’on a apris
dans la jeunelTe. Si l’on ne fe fou-
vient pas d’abord de ce qu’on cher-
che , un vers , un feul mot le fait
retrouver. Ce phénomène démon-
tre que les idées ont des territoi-
res féparés , mais avec quelque or-
dre. Car pour qu’un nouveau mou-
vement , ( par exemple , le com-
mencement d’un vers , un fon qui
frape les oreilles , ) communique
fur le champ fon impreffion à la
partie du cerveau qui eft analo-
gue à celle où fe trouve le premier
veftige de ce qu’on cherche ,( c’ell-
à-dire , cette autre partie de la
moelle , où ell cachée la mémoi-
re, ou la trace des vers fuivans , )
& y repréfente à l’Ame la fuite de
h première idée, ou des premiers
( 9 ° )
inots , il efl néceiraire que de nou-
velles idées foient portées par une
loi Gonflante au même lieu dans
lequel avoient été autrefois gra-
vées d’autres idées de même na-
ture que celles-là. En effet fi cela
fe faifoit autrement , l’arbre au pied
duquel on a été volé ,ne donneroit
pas plus finement d’idée d’un vo-
leur, que quelqu’autre objet. Ce
qui confirme la même vérité, c’eft
que certaines affedions du cerveau
détruifent tel ou tel fens , fans tou-
cher aux autres. Le Chirurgien
que j’ai cité a vu un homme qui
perdit le tad d’un coup à la tête.
Hildanus parle d’un homme qu’u-
ne commotion de cerveau rendit
aveugle. J’ai vu une Dame qui
guérie d’une apoplexie , fut plus
d’un an à recouvren, fa mémoire ;
il lui fallut revenir c , de
fes premières connoilï^nces , qui
s’augmentoient & s’élevt)knt en
quelque forte avec les fibres af-
( 9 * )
faiflees du cerveau , qui n’avoient
fait par leur collabefcence qu’arrê-
ter & intercepter les idées. Le
P. Mabillon étoit fort borné ; une
maladie fit éclôre en lui beaucoup
d’efprir , de pénétration , & d’ap-
titude pour les Sciences. Voila une
de ces heureufes maladies contre
îefquelles bien des gens pourroient
troquer leur fanté , & ils feroient
un marché d’or. Les aveugles ont
afTez communément beaucoup de
mémoire : tous les corps qui les
environnent ont perdu les moïens
de les diftraire ; l’atention , la ré-
flexion leur coûte peu ; de -là on
peut envifager long-tems & fixe-
ment chaque face d’un objet , la
préfence des idées eft plus fiable
& moins fugitive. Mr. de la Mot-
te, de l’Académie Françoife , dic-
*ta tout de fuite fa Tragédie à' Inès
de Cafiro. Qu’elle étendue de mé-
moire d’avoir xooo. vers préfens ,
qui défilent tous avec ordre
C 9^ ) ,
devant l’Ame , au gré de la volon-
té ! Comment fe peut- il faire qu’il
n’y ait rien d’embroüillé dans cette
efpéce de cahos ? On a dit bien
plus de Pafcal , on raconte qu’il
n’a jamais oublié ce qu’il avoit ap-
pris. On penfe au refte , & avec
allez de raifon , puifque c’eft un
fait , que ceux qui ont beaucoup
de mémoire , ne font pas ordinai-
rement plus fufpeél de jugement ,
que les Médecins & les Théolo-
giens de Religion , parce que la
moelle du cerveau eft fi pleine d’an-
ciennes idées , que les nouvelles
ont peine à y trouver une place
dillinde : j’entendscesidées mères ,
( fl on me permet cette expreffion , )
qui peuvent juger les autres en les
comparant , & en déduifant avec
jultelTe une 3e- idée de la combi-
naifon des deux premières. Mais
qui eut plus de jugement , d’efprit
& de mémoire , que les deux hom-
mes illultres que je viens de nommer?
( 93 )
Nous pouvons conclure de tout
ce qui a été dit au fujet de la mé-
moire, que c’eft une faculté de l’A-
me qui confifte dans les modifica-
tions permanentes du mouvement
des efprits animaux excités par les
impreffions des objets qui ont agi
' vivement , ou très-fouvent fur les
fens : en forte que ces modifica-
tions rapellent à l’Ame les mêmes
fenfations avec les mêmes circonf-
tances de lieu , de tems , &c. qui
les ont acompagnées , au moment
qu’elle les a reçues par les orga-
nes qui fentent.
Lorfqu’on fent qu’on a eu autre-
fois une idée femblable à celle qui
pafle aéfuellement par la tête, cette
fenfation s’apelle donc mémoire :
& cette même idée , foit que la
volonté y confente , foit qu’elle
n’y confente pas , fe réveille nécef-
fairement à l’occafion d’une difpo-
fition dans le cerveau , ou d’une
caufe interne , femblable à celle qui
( 94 )
l’avoit fait naître auparavant , ou
d’une autre idée qui a quelque affi-
nité avec elle.
S. X I.
V Imagination.
L’imagination confond les diver-
fes fenfations incomplettes que la
mémoire rapelle à l’Ame , & en
forme des images , ou des tableaux
qui luLrepréfentent des objet dif-
ferens , foit pour les circonitances,
foit pour les accompagnemens ,
ou pour la variété des combinai-
fons, j’entens des objets differens
des exades fenfations reçues autre-
fois par les fens.
Mais pour parler de l’imagina-
tion avec plus de clarté , nous la
définirons une perception d’une
idée produite par des caufes in-
ternes , & femblable à quelqu’une
des idées que les caufes externes
(9S )
avoient coutume de faire naître.
Ainfi lorfque des caufes matérielles
cachées dans quelque partie du
corps que ce foit , affeétent les
nerfs , les efprits , le cerveau , de
la même maniéré que les caufes
corporelles externes, & en confé-
quence excitent les mêmes idées ,
on a ce qu’on apelle de V imagina-
tion. En effet lorfqu’il naît dans le
cerveau une difpofition Phyfique ,
parfaitement femblable à celle que
produit quelque caufe externe , il
doit fe former la même idée , quoi-
qu’il n’y -ait aucune caufe préfente
au dehors : c’eft pourquoi les ob-
jets de l’imagination font apellés
phantômes oufpeêfres. (pctvraa-/zzra.
Les fens internes ocafionnent
donc , comme les externes , des
changemèns de penfées j ils ne dif-
ferent les uns des autres , ni parla
façon dont on penfe , qui eft tou-
jours la même pour tout le mon-
de , ni par le changement qui fe
( 96 )
fait dans le Jenforkm , mais parla
feule abfencC d’objets externes. îl
eft peu furprenant que les cau-
fes internes puiffent imiter les cau-
fes extérieures , comme on le voit
en fe prelïant l’œil , ( ce qui
change fi fingulierement la vifion )
dans les fonges , dans les imagina-
tions vives , dans le délire , &c.
tous phénomènes inexplicables dans
le lyllême d’Epicure & de Lu-
crèce fur les images , qui , félon
les Anciens , font envoïées des corps
jufqu’au cerveau.
L’imagination dans un homme
fain ell plus foible que la percep-
tion des fenfations externes, &, à
dire vrai , elle ne donne point de
vraie perception. J’ai beau ima-
giner en palTant la nuit fur le pont-
neuf, la magnifique perfpective des
lanternes allumées , je n’en ai la
perception que lorfque mes yeux
en font frapés. Lorfque je penfe
à rOpéra , à la Comédie , à l’A-
mour 5
^ 97 )
mour , qu’il s’en faut que j’éprou-
ve les fenfations de ceux qu’en-
chante la Le Maure, ou qui pleu-
rent avec Mérope , ou qui font
dans les br^s de leurs ipaîtrefles !
Mais dans ceux qui rêvent , ou qui
font en délire , l’imagination don-
ne de vraies perceptions ; ce qui
prouve clairement qu’elle ne dif-
féré point dans ,fa nature mê-
me , ni dans fes effets fur le fen-
forium , quoique la multiplicité
des idées , & la rapidité avec la-
quelle elles fe fuivent , affoibliffe.
les anciennes idées retenues dans
le cerveau , où les nouvelles pren-
nent plus d’empire : & cela efl vrai
de toutes les impreffions nouvelles
des corps fur le nôtre.
L’imagination efl vraie ou fauffe,
foible ou forte. L’imagination vraie
repréfente les objets dans un état
naturel , au lieu que dans l’imagi-
nation faulfe , l’Ame les voit autre-
ment qu’ils ne font. Tantôt elle re-
G
(98 )
connoît cette illufion , & alors ce
n’eft qu’un vertige , comme celui
de Pafcal qui avoit tellement épui-
fé par l’étude les efprits de fon cer-
veau , qu’il imaginoit voir du côté
gauche un précipice de feu , dont
il fe faifoit toûjours garantir par des
chaifes ou par toute autre efpéce
de rempart , qui pût l’empêcher de
voir ce goufre phantaftique ef-
fraïant , que ce grand homme
connoiflbit bien pour tel. Tantôt
l’Ame participant à l’erreur géné-
rale de t«us les fens externes &
internes , croit que les objets font
réellement femblables aux phantô-
mes produits dans l’imagination, &
alors c’eft un vrai délire.
L’imagination foible eft celle qui
eft aulli légèrement affe(fl:ée parles
difpofitions des fens internes , que
par l’imprellion des externes ; tan-
dis que ceux qui ont une imagina-
tion forte , font vivement afiedés
Si remués par les moindres caufes ^
■ ( 99 )
j ^ on peut dire que ceux-là ont été
favoriiés de la nature , puifque pour
I travailler avec fuccès aux ouvrages
! de génie & de fentiment , il faut
^ une certaine force dans lesefpritsj,
j qui puiffe graver vivement & pro-
‘ fondément dansle cerveau les idées
que l’imagination a faites , & les
: pallions qu’elle veut peindre. Cor-
’ neille avoit les organes doüés fans
doute d’une force bien fupérieure
: en ce genre 5 fon Théâtre elf l’école
f de la grandeur d’Ame j comme lé
I remarque Mr. de Voltaire. Cette
force le manifelle encore dans Lu-
' crece même, ce grand Poète, quoi^
que fans harmonie; Pour être grand
P Poète j îl faut de grandes pallions;
Quand quelque idée fe réveille
I dansle cervaux avec autant de for-
I ce, que lorfqu’elle y a été gravée
l; pour la première fois j & cela par
' un effet de la mémoire j & d’une
imagination vive , on croit voir âU
dehors l’objet connu de cette pen^
( ÏOO )
fée. Une caufe préfente , interne ,
forte , jointe à une mémoire vive,
jette les plus fages dans cette er-
reur , qui eft fi familière à ce délire
fans fièvre des mélancholiques.
Mais fi la volonté fe met de la par-
tie , files fenti mens qui en réfultent
dans l’Ame , l’irritent , alors on ell,
à proprement parler , en fureur.
Les Maniaques occupés toûjours
du même objet , s’en font fi bien
fixé l’idée dans l’efprit , que l’Ame
s’y fait & y donne fon confente-
ment. Plufieurs fe refiemblent en
ce que, hors du point de leur folie,
ils font d’un fens droit & fain ; &
s’ils fe laifTent féduire par l’objet
même de leur erreur, ce n’efi; qu’en
conféquence d’une faulfc hypothé-
fe qui les écarte d’autant plus de la
raifon , qu’ils font plus conféquens
ordinairement. Michel Montagne
a un chapitre fur l’imagination, qui
eft fort curieux : il fait voir que
le plus fage a un objet de délire ,
if
( lOI )
& , comme on dit , fa folie. C’eft
une chofe bien fmguliere & bien
humiliante pour l’homme , de voir
que tel génie fublime dont les ou-
vrages font l’admiration de l’Euro-
pe, n’a qu’à s’attacher trop long-
tems à une idée ; fi extravagante ,
fi indigne de lui qu’elle puifle être ,
il l’adoptera , jufqu’à ne vouloir
jamais s’en départir ; plus il verra
& touchera , par exemple, fa cuilTe
& fon nez , plus il fera convaincu
que l’une eil de paille , & l’autre
de verre ; & aufiu clairement con-
vaincu , qu’il l’efi: du contraire ,
dès que l’Ame a perdu de vue fon
objet , & que la raifon a repris fes
droits. C’eft ce qu’on voit dans la
manie. '
Cette maladie de l’efprit dépend
I de caufes’ corporelles connues ; &
i fi on a tant de peine à la guérir ,
I c’efl; que ces malades ne croient
1 point l’être , & ne veulent point
entendre dire qu’ils le font : de
G 3
( lOX )
forte que fi un Médecin n a pas,
plus d’efprit que de gravité , ou de
Galénique , les raifonnemens gau-
ches & mal -adroits les irritent &
augmentent leur manie. L’Ame
n’elt livrée qu’à une forte impref-
fion dominante , qui feule l’occupe
tout entière , comme dans l’amour
le plus violent , qui eft une forte
de manie. Que fert donc alors de
s’opiniâtrer à parler raifon à un
homme qui n’en a plus ? ^lid vota,
furentem , quid délabra juvant
Tout le fin , tout le myftere de
l’art clt de tâcher d’exciter dans le
cerveau une idée plus forte , qui
aboliffe l’idée ridicule qui occu-
pe l’Ame .* car par-là on rétablit
le jugement & la raifon , avec l’é-
gale diflribution du fang & des
efpritSo
( 103 )
I §. XI l.
: 7)es TaJJions,
1
j Les paffions font des modifica-
1 tions habituelles des efprits ani-
I maux , lefquelles fournifïent pref-
! que continuellement à l’Ame des
fenfations agréables ou défagréa-
bles , qui lui infpirent du défir ,
ou de l’averfion pour les objets »
1 qui ont fait naître dans le mouve-
ment de ces efprits les modifica-
tions acoutumées. De -là naiffent
l’amour , la haine , la crainte , l’au-
dace , la pitié , la férocité , la co-
lère , la douceui' , tel ou tel pen-
chant à certaines voluptés. Ainfi
il eft évident que les pallions ne
doivent pas fe confondre avec les
autres facultés récordatives , telles
que la mémoire & l’imagination ,
dont elles fe diflinguent par l’im-
preflion agréable ou défagréable
( 104 )
des fenfations de l’Ame ; au lieu
que les autres agens de notre rémi-
nifcence ne font confiderés qu’au-
tant qu’ils rapellent fimplement les
fenfations, telles qu’on les a reçues,
fans avoir égard à la peine , ou au
plaifir qui peut les acompagner.
Telle eîl l’aflociation des idées
dans ce dernier cas , que les idées
externes ne fe repréfentent point
telles qu’elles font au dehors, mais
jointes avec certains mouvemens
qui troublent le fenforïum : & dans
le premier cas , l’imagination forte-
ment frapée , loin de retenir tou- |
tes les notions , admet à peine une |
feule notion fimple d’une idée com-
plexe , ou plutôt ne voit que fon
ol^et fixe interne. j
Mais entrons dans un plus grand
détail des paffions. Lorfque l’Ame ;
aperçoit les idées qui lui viennent ij
par les fens , elles produifent par I
cette même repréfentation de l’ob-
jet , des fentimens de joie ou de
( 105 ' )
triftelTe ; ou elles n’excitent ni les
uns ni les autres -, celle-ci fe nom-
ment indijfer entes : au lieu que les
premières font aimer ou haïr l’ob-
jet qui les fait naître par fon aétion.
Si la volonté qui réfulte de l’idée
tracée dans le cerveau , fe plaît à
contempler, à conferver cette idée,
comme lorfqu’on penfe à une jolie
femme , à certaine réuffite , &c.
c’efl; ce qu’on nomme joie , vo-
lupté y flaifir. Quand la volonté
' défagréablement affeétée , fouffre
d’avoir une idée , & la voudroit
loin d’elle , il en réfuite de la trif-
teîTe. L’amour & la haine font
deux pallions defquelles dépendent
toutes les autres. L’amour d’un
objet préfent me réjoüit ; l’amour
d’un objet palTé ell un agréable
fouvenir ; l’amour d’un ojet futur
eft ce qu’on nomme défiroxx efpoir,
lorfqu’on défire , ou qu’on efpére
en joüir. Un mal préfent excite
de la triftelTe ou de la haine ; un ma!
( io6 )
pafTé donne une réminifcence 0-
cheufe ; la crainte vient d’un ma!
futur. Les autres affedions de
l’Ame font divers dégrés d’amour
ou de haine. Mais fi ces affec-
tions font fortes , qu’elles impri-
ment des traces ff profondes dans
le cerveau , que toute notre éco-
nomie en foit bouleverfée , & ne
connoifl'e plus les loix de la raifon ,
alors cet état violent fe nomme
pajjion , qui nous entraine vers fon
objet malgré notre Ame. Les idées
qui n’excitent ni joie ni triftefîe ,
font apellées indifférentes, comme
on vient de le dire ; telle eff l’idée
de l’air , d’une pierre , d'un cer-
cle , d’une maifon , &c. Mais ex-
cepté ces idées- là , toutes les au-
tres tiennent à l’amour ou à la hai-
ne , & dans l’homme tout refpire
la paflîon. Chaque âge a les fien-
nes. On fouhaite naturellement ce
qui convient à l’état aftuel du corps,
ta jeuneffe forte vigoureufe ah
( 107 )
me îa guerre , les plaifirs de l’a-^
mour , & tous les genres de vo-
lupté ; l’impotente vieilleflTe , au
lieu d’être belliqueufe, ell timide;
avare au lieu d’aimer la dépenfe ;
la hardieffe eft témérité à fes yeux,
& la joüilTance eft un crime , par-
ce qu’elle n’eft plus faite pour elle.
On obferve les mêmes apétits &
îa même conduite dans les brutes,
qui font comme nous gais , folâ-
tres, amoureux dans le jeune âge,
& s’engourdiftent enfuite peu à peu
pour tous les plaifirs. A l’ocafion
de cet état de l’Ame qui fait aimer
ou haïr , il fe fait dans le corps
des mouvemens mufculaires , par
le moïen defquels nous pouvons
nous unir , ou de corps , ou de
penfée , à l’objet de notre plaifir,
& écarter celui dont la préfence
nous révolte.
Parmi les affeélions de l’Ame ,
les unes fe font avec confidence ,
OU fientiment intérieur , & les au-.
( io8 )
très fans ce fentiment. Les affec-
tions du premier genre apartien-
nent à cette loi , par laquelle le
corps obéît à la volonté ; il n’im-
porte de chercher comment cela
s’opère. Pour expliquer ces fuites,
ou effets des pallions , il fuffit d’a-
voir recours à quelque accélération
ou retardement dans le mouvement
du fuc nerveux , qui paroît fe faire
dans le principe dulnerf. Celles du
fécond genre font plus cachées , |
& les mouvemens qu’elles excitent |
n’ont pas encore été bien expofés.
Dans une très-vive joie , il fe fait une
grande dilatation du coeur, le pouls
s’élève , le cœur palpite , jufqu’à
faire entendre quelquefois fes pal-
pitations , & il fe fait aufîi quel-
quefois une fl grande tranfpiration,
qu’il s’enfuit fouvent la défaillance
& même la mort fubite. La co-
lère augmente tous les mouvemens,
& conféquemment la circulation
du fang ; ce qui fait que le corps
C 109 )
devient chaud , rouge , tremblant ,
tout-à-coup prêt à dépofer quel-
ques fécrétions qui l’irritent, &
fujet aux hémorrhagies. De-là ces
fréquentes apopléxies , ces diar-
rhées , ces cicatrices r’ouvertes ,
ces inflammations , ces iêfères ,
cette augmentation de tranfpira-
tion. La terreur , cette pallion ,
qui, en ébranlant toute la machine,
la met , pour ainfi dire , en gardc‘
pour fa propre défenfe, fait à peu-
près les mêmes effets que la colè-
re ; elle ouvre les artères , guérit
quelquefois fubitement les parali-
fies , la létargie , la goûte, arrache
un malade aux portes de la mort,
produit l’apopléxie , fait mourir de
mort fubite , & caufe enfin les
plus terribles effets. Une crainte
médiocre diminue tous les mouve-
mens , produit le froid , arrête la
tranfpiration , difpofe le corps à
recevoir les miafmes contagieux ,
produit la pâleur, l’horreur , la foi-
( )
bieffe , le relâchement des fphinc=
ters , &c. Le chagrin produit les
mêmes accidens , mais moins forts,
& principalement retarde tous les
mouvemens vitaux &animaux. Ce«
pendant un grand chagrin a quel-
quefois fait tout-à-coup périr. Si
vous raportés tous ces effets à leurs
caufes , Voustrouverés que les nerfs
doivent néceffairement agir fur 16
fang; enforte que Ton cours réglé
par celui des efprits , s’augmente*
ou fe retarde avec lui. Les nerfs
qui tiennent les artères comme
dans des filets , paroilTent donc
dans la colère & la joie , exciter
la circulation du fang artériel , eri
animant le reffort des artères : dans
la crainte & le chagrin , paffion qui i,
femble diminutive de la crainte *
[ au moins pour fes effets , ] les
artères refferrées , étranglées * ont
peine à faire couler leur fang. Or
où ne trouve-t’on pas ces filets ner-
veux ? ils font à la carotide interne*
( III )
à l’artère temporale , à la grande
méningienne , à la vertébrale , à la
fonclaviere , à la racine de la fou-
claviere droite , & de la carotide,
au tronc de l’aorte, aux artères bra-
chiales , à la céliaque , à la méfen-
térique , à celles qui fortent du baP
fin ; & par tout ils font bien capa-
bles de produire Ces effets. La
pudeur, qui ell une efpéce de crain-
te , refferre la veine temporale où
elle efl environnée des branches de
la portion dure , & retient le fang
au vifage, N’eft-ce pas auffi par
l’adion des nerfs que fe fait l’érec-
tion, effet qui dépent fi vifiblement
de l’arrêt du fang ? N’eft-il pas cer-
tain que l’imagination feule procure
I cet état aux Eunuques mêmes ?
I Que cette feule caufe produit l’é-
jaculation , non-feulement la nuit ,
mais quelquefois le jour même ?
Que l’impuiffance dépend fouvent
; des défauts de l’imagination , com-
me de , fa trop grande ardeur , OU di
( II2, )
fon extrême tranquillité , ou de fes
ditfercntes maladies, comme on en
lit des exemples dans Venette &
Montagne ? Il n’eft pas jufqu’à l’ex-
cès de la pudeur , d’une certaine
retenue , ou timidité , dont on fe
corrige bien vite à l’école des fem-
mes , qui ne mette fouvent le jeune
homme le plus amoureux, dans une
incapacité de les fatisfalre. Voilà à
la fois la théorie de l’amour & celle
de toutes les autres pallions : l’une
vient merveilleufement à l’apui des
autres. Il eft évident que les nerfs
jouent ici le plus grand rôle , &
qu’ils font le principal reffbrt des
pallions. Quoique nous ne con-
noiffions point les pallions par leurs
caufes, les lumières que le mécanif-
me des mouvemens des corps ani-
més a répandues de nos jours ,
nous permettent donc du moins de
lesexpliqüer toutes afles clairement
par leurs effets : & dès qu’on fçait,
par exemple , que le chagrin refTerre
( II3 )
ies diamètres destuïaux, quoiqu’on
ignore quelle eft la première caufe
qui fait que les nerfs fe contraélent
autour d’eux , comme pour les
étrangler ; tous les effets qui s’en
fuivent , de mélancolie , d’atrabile
& de manie font faciles à concevoir :
l’imagination affédée d’une idée
forte , d’une paflion violente , in-
flué furie corps &le tempérament;
& réciproquement les maladies du
corps attaquent l’imagination &
l’efprit. La mélancolie prife dans
le fens des Médecins , une fois
formée , & devenue bien atrabi-
^ laire dans le corps de la perfonne
la plus gaie , la rendra donc né-
i ceffairement des plus trilles: & au
; lieu de ces plailirs qu’on aimoit
I tant , on n’aura plus de goût que
j pour la folitude.
;
9
! ^
\
}
l
( ”4 ’
Chapitre XI.
^es facultés qui dépendent de
l'habitude des Organes feiiftifs.
N O us avons expliqué la mé-
moire , l’imagination & les
pallions , facultés de l’Ame qui
dépendent vifiblement d’une fim-
ple difpofition du Jenforium , la-
quelle n’eft qu’un pur arrangement
mécanique des parties qui forment
la moelle du cerveau. On a vu
1°. que la mémoire confille en ce
qu’une idée femblable à celle qu’on
avoit eu autrefois à l’ocafion de
l’imprefTion d’un corps externe, fe
réveille &fe repréfente à l’Ame: x .
Que fl elle fe réveille allez forte-
ment , pour que la difpofition in-
terne du cerveau enfante une idée
très- forte ou très -vive , alors on a
de ces imaginations fortes , dont
( )
quelques Auteurs ( font une clal-
fe ou une efpéce particulière , &
qui perfuadent très-fortement l’A-
me que la caufe de cette idée exiüe
hors du corps. 3°- Qne l’imagi*
nation eft de toutes les parties de
, l’Ame , la plus difficile à régler ,
' &; celle qui fe trouble & fe déran-
gé avec le plus de facilité : de là
vient que l’imagination en général
nuit beaucoup plus au jugement ,
que la mémoire même , fans la-
quelle l’Ame ne peut combiner
I plufieurs idées. On diroit que ce
fens froid , apellé commun , quoi-
que fl rare , s’éclipfe & fe fond en
I quelque forte à la chaleur des mou-
I vemens vifs & turbulens que pro-
1 duifent fans ceffe les vertiges & les
I tourbillons de la partie phamaili-
j que du cerveau. 4 °. Enfin j’ai fait
l voir combien de caufes changent
I les idées mêmes des chofes , com-
\ bien il faut de fages précautions
l (a ) Boërh, hift. med. de fenf. intern,
I H 2,
( ii6 )
pour éviter l’erreur quiféduit l’hom-
me en certains cas malgré lui-mê-
me. Qu’il me foit permis d’ajoû-
ter que ces connoiffances font abfo-
lument néceiïaircs aux Médecins
mêmes , pour connoître, expliquer
& guérir les diverfes affeélions du
cerveau.
Paffons à un nouveau genre de
facultés corporelles qui le rapor-
tent à l’Ame fenfitive. La mémoi-
re , l’imagination , les pallions ,
ont formé la première dalle : les
inclinations , les apétits, l’inlfind:,
la pénétration & la conception
vont compofer la fécondé.
S. I.
Inclinations & des Aÿêtits.
Les inclinations font des difpo-
fitions qui dépendent de la llruc-
ture particulière des fens , de la
folidité , de la molelTe des nerfs
( II7 )
qui fe trouvent dans ces organes,
ou plutôt qui les conilituent, des
divers dégrés de mobilité dans les
efprits, &c. C'ed: à cet état qu’on
doit les penchans ou les dégoûts
naturels qu’on a pour diôerens
objets qui viennent fraper les iens.
Les apétits dépendent de cer-
tains organes deftinés à nous don-
ner les ienfations qui nous font dé-
firer la joüilïance ou l’ufage des
chofes utiles à la confervation de
notre machine , & à la propagation
de notre efpéce , apétit aufli pref-
fant & qui reconnoît les mêmes
principes ou les mêmes caufes que
la faim. ( a ) Il ell bon de fçavoir
que les Anciens ont auffi placé
dans cette même claffe certaines
difpofitions de nos organes qui nous
donnent de la répugnance & mê-
me de l’horreur pour les chofes
qui pourroient nous nuire. C’elt
pourquoi ils avoient diltingué ces
(<î) M. Senac. d’Heift. p. ^14.
( ii8 )
apétits en concupijcibles^ en iraj~
cibles ; c’ell-à'dire , en ceux qui
nous font défirer ce qui eft bon ,
ou falutaire , qui ne nous y font
jamais penfer fans plaifir ; & en
ceux qui nous font penfer à ce qui
nous eit contraire , avec aiïez de
peine & de répugnance pour le
rébuter. Quand je dis nous , c’eft
qu’il faut , n’en déplaife à l’orglieil
humain , que les hommes fe con-
fondent ici avec les animaux , puif-
qu’il s’agit de facultés que la nature
a données en commun aux uns &
aux autres,
§. IL
rinjtïnd.
L’înilinéi: confilte dans des dif-
pofitions corporelles purement mé-
caniques qui font agir les animaux
ians nulle délibération , indépen-
damment de toute expérience , ^
( II9 ),
comme par une efpéce de nécef-
ficé , mais cependant , ( ce qui eft
bien admirable , ) de la maniéré qui
leur convient le mieux pour la coiv
fervation de leur être. D’où naît
la fimpaîhie que certains animaux
ont les uns pour les autres , &
quelque fois pour l’homme même,
auquel il en eft qui s’atachent ten-
drement toute leur vie ; l’antipa-
thie ou averfion naturelle , les ru-
fes , le difcernement , le choix in-
délibéré automatique , & pourtant
fûr , de leurs alimens ,& même des
plantes falutaires qui peuvent leur
convenir dans leurs differentes ma-
lad ies. Lorfque notre corps eff
affligé de quelque mal , qu’il ne fait
fes fondions qu’avec peine , il eff
comme celui des animaux, machi-
nalement déterminé à chercher les
les moïens d’y remédier , fans ce-
pendant les connoître. ( a )
La raifon ne peut concevoir com-
C Æ ) Boerh. Infl. Med. §. 4.
( liO )
ment fe font des opérations en ap-
parence aufli iimples. Le dofte
Médecin que je cire fe contente \
de dire , qu’elles fe font en confë- \
quence des loix auxquelles l’Au- j
teur^ de la nature, a alîujetti les ^
corps animés , & que toutes les \
premières caufes dépendent im- i
médiatement de ces loix. L’en- ■
fant nouveau né fait diff’erentesfonc- |
tions , comme s’il s’y étoit exercé
pendant toute la groiïcffe , fans ^
connoître aucun des organes qui !
fervent à ces fonéfions ; le papillon i
à peine formé fait jouer fes nou- '
velles ailes , vole le balance par-
faitement dans l’air ; l’abeille qui
vient de naître , ramafle du miel 8c ;
de la cire ; le perdreau à peine |
éclos, diflingue le grain qui lui
convient. Ces animaux n’ont point
d’autre maître que l’inltinéf. Pour
expliquer tous ces mouvemens & i
ces opérations , il eft donc évi-
dent que Staahl a grand tort de
( I2I )
prétexter l’adreffe que donne l’ha-
l^itude.
Il eft certain , comme l’obferve
l’homme du monde le plus capa-
ble [i] d’arracher les fecrets de la
nature , qu’il y a dans les mouve-
mens des corps animés autre cho-
fe qu’une mécanique intelligible ,
je veux dire , ” une certaine for-
j, ce qui apartient aux plus peti-
5, tes parties dont l’animal eft for-
„ mé , qui eft répandue dans cha-
5, cune, & qui caraftérife non feu-
„ lement chaque efpéce d’animal,
„ mais chaque animal de la même
J, efpéce , en ce que chacun fe
„ meut , & fent diverfement &
„ à fa maniéré , tandis que tous
„ apétent néceftairement ce qui
„ convient à la confervation de leur
„ être, & ont une averfion natu-
5, relie qui les garantit fûrement
„ de ce qui pourroft leur nuire.,»
Il eft facile déjuger quel’homms
[ I ] M. de Maupertuis.
( )
n'eft point ici excepté. Oui, fans
doute , c’eft cette forme propre à
chaque corps , cette force innée dans
chaque élément fibreux, dans cha-
que fibre vafculeufe , & toûjours
efiëntieliement differente en foi de
ce qu’on nomme élaflicité , puif-
que celle - ci efl détruite , que l’au-
tre fubfilte encore , après la mort
même , & fe réveille par la moin-
dre force mouvante ; c’eft cette
caufe , dis-je , qui fait que j’ai moins
d’agilité qu’une puce , quoique je
faute par la même mécanique ; c’efl
par elle, que dans un faux pas, mon
corps fe porte auffi prompt qu’un
éclair à contrebalancer fa chute ,
&C. Il eft certain que l’Ame & la
volonté n’ont aucune part à toutes
CCS aêHons du corps , inconnues
aux plus grands Anatomifles ; &
k preuve en efl , que l’Ame ne
peut avoir qu’une feule idée dif-
tinêie à la fois. Or quel nombre
infini de mouvemens divers lui fau-
( 12-3 )
droic-il prévoir d’un coup d’œil ,
choiïir , combiner , ordonner avec
la plus grande juiteffe ? Qui fçait
combien il faut de mufcles pour
fauter ; comme les fléchifleurs doi-
vent être relâché , les extenfeurs
contradés , tantôt lentement, tan-
tôt vite ; comment tel poids & non
tel autre peut s’élever ? Qui con-
noît tout ce qu’il faut pour courir,
franchir de grands efpaces avec un
corps d’une pefanteur énorme ,
pour planer dans les airs , pour s’y
élever à perte de vue & traver-
fer une immenfité de païs ? Les
mufcles auroient - ils donc befoin
du confeil d’un être qui n’en fçait
feulement pas le nom , qui n’en
[ connoît ni les attaches , ni les ufa-
I ges , pour fe préparer à tranfpor-
> ter fans rifque & faire fauter tou-
te la machine à laquelle ils font
, atachés ? L’Ame n’elt point affez
: parfaite pour cela, dans l’homme,
f comme dans l’animal j il faudroit
( 1X4 )
qu’elle eut infufe cette fcience infi-
nie géométrique fupofée par Staahl ,
tandis qu’elle ne connoît pas les
mufcles qui lui obéïfient. Tout
vient donc de la feule force de
î’initinél: , & la monarchie de l’A-
me n’efi qu’une chimère. Il effc
mille mouvemens dans le corps ,
dont l’Ame n’ell pas même la cau-
fe conditionnelle. La même cau-
fe qui fait fuir ou aprocher un
corbeau à la préfence de certains
objets , ou loriqu’il entend quelque
bruit , veille aulii fans cefiTe à fon
infçu , à la confervation de fon être.
Mais ce même corbeau , ces oi-
feaux de la grande efpéce qui par-
courent les airs , ont le fentiment
propre à leur inftinêl ; ce ne font
donc point , encore une fois, des
automates , comme le veut Def-
cartes , femblables à une pendule
ou au fluteur de Vaucanfon. Et
Spinofa a encore moins de raifon
de prétendre que l’homme reffem-
( I2<5' )
bleàime montre plus ou moins par-
faite ( qui marque les heures , les
minutes , les jours du mois , de la
Lune, ou feulement quelques - unes
de ces chofes, félon fonmécanifme,
ainfi qu’elle les marque plus ou
moins régulièrement félon la bonté
&Ia julieiTe de fes reffbrts ) ou à un
vaiiîéau fans pilote au milieu de la
Mer, qui par fa conltruéHon a le pou-
voir de voguer , mais eft déterminé
par les vents & par les courans à
aller plutôt d’un côté que de l’autre ,
en forte que ce fonttoûjours les uns
qui le pouffent ou les autres qui
l’entraînent.
Concluons donc que chaque ani-
mal a fon fentiment propre & fa
maniéré de l’exprimer j & qu’elle
eft toûjours conforme au plus droit
fens , à un inftincl , à une méca-
nique qui peut paffer toute intel-
ligence , mais non la tromper :
& confirmons cette conclufion par
de nouvelles obfervations.
( )
§. I I I .
les animaux expriment leurs
idées par les mêmes figues
que nous.
Nous tâcherons de marquer avec
précifion en quoi confiftent les
connoifTances des animaux , &
iufqu’oii elles s’étendent. Mais
fans entrer dans le détail trop re-
batu de leurs opérations , fort
agréables fans doute dans les ou-
vrages de certains Philofophes qui
ont daigné plaire , ( ^ ) admirables
dans le livre de la nature : comme
les animaux ont peu d’idées , ils
ont aufîi peu de termes pour les
exprimer. Ils aperçoivent comme
nous , la diitance , la grandeur ,
les odeurs , la plûpart des fécon-
dés qualités , [ ^ ] & s’en fou-
C a ) Voï. principalement le P. Boujan.
EJf. ' P hilüf. fur le lang. des bêtes.
( b ) Comme parle Locke.
( 1^7 )
viennent. Mais outre qu’ils ont
beaucoup moins d’idées , ils n’ont
guères d’autres expreffions que cel-
les du langage affedif dont j’ai déjà
parlé, [a] Cette difette vient-elle
du vice des organes ? Non , puif-
que les Perroquets redifent les
mots qu’on leur aprend , fans en
fa voir la fignification , & qu’ils ne
s’en fervent jamais pour rendre
leurs propres idées. Elles ne vient
point auffi du défaut d’idées , car
ils aprennent à dillinguer la diver-
fité des perfonnes , & mêmes des
voix , & nous répondent par des
geftes trop vrais , pour qu’ils n’ex-
priment pas leur volonté.
Quelle différence y a-t’il donc
entre notre faculté de difcourir &
celle des bêtes ? La leur fe fait
entendre, quoique muette , ce font
d’excellens pantomimes ; la nôtre
eft 'verbenfe , nous femmes fou-
vent de vrais babillards.
( ) Pag. 17.
( 12,8 )
Voilà des idées & des fignes
d’idées qu’on ne peut refuler aux
bêtes , fans choquer le fens com-
mun. Ces fignes font perpétuels,
intelligiblesà tout animal du même
genre , & même d’une efpéce dif-
ferente , puifqu’ils le font aux
hommes mêmes. Je fais auffi cer-
tainement , dit Lamy , [ qu’un
Perroquet a de la connoiffance ,
comme je fçai qu’un étranger en
a ; les mêmes marques qui font
pour l’un , font pour l’autre ; il faut
avoir moins de bon fens que les
animaux , pour leur refufer des
connoiïTanccs.
Qu’on ne nous objefte pas que
les fignes du difcernement des bê-
tes font arbitraires , Ss n’ont rien
de commun avec leurs fcnfations :
car tous les mots dont nous nous
fervons le font aufli , & cependant
ils agiifent fur nos idées , ils les di-
rigent , ils les changent. Les let-
( a ) Difc. Anat. p. zz6, i
très
( 119 ^
très qui ont été inventées plus tard
que les mots , étant ralTemblees ,
formentlesmots, de forte qu’ilnous
efl égal de lire des caradères , ou
d’entendre les mots qui en font faits,
parce que Tufage nous y a fait at-
tacher les mêmes idées , antérieu-
res aux uns & aux autres. Let-
tres , mots , idées , tout efl donc
arbitraire dans l’homme , comme
dans l’animal: mais il efl évident,
lorfqu’on jette les yeux fur la iriaile
ducerv^eau de l’homme , que ce viL
cere peut contenir une multitude
prodigieufe d’idées, & par confé-
quent exige pour rendre cesidées,
plus de fignesque les animaux.^C’eil
en cela précilément que confifle
toute la fupériorité de l’homme.
Mais les hommes , & mêmes les
femmes, fe moquent -ils mieux les
uns des autres , que ces oifeaux
qui redifent les chanfons des autres
oifeaux , de maniéré à leur donner
un ridicule parfait ? Quelle diffe»
I
( 130 )
rence y a-t-il entre l’enfant & îe
perroquet qu’on inftruit ? Ne redi-
fent - ils pas également les fons dont
on frappe leurs oreilles, & cela avec
tout aulii peu d’intelligence Tun
que l’autre. Admirable effet de
l’union des fens externes , avec les
fens internes ; de la connexion de
la parole de l’un , avec l’ouïe de
l’autre ; & d’un lien fi intime entre
la volonté & les mouvemens muf-
culeux , qui s’exercent toujours
au gré de l’animal, lorfque la llruc-
ture du corps le permet ! L’oifeau !
qui entend chanter pour la première
fois , reçoit l’idée du fon ; défor- i
mais il n’aura qu’à être atentif aux i
airs nouveaux, pour les redire ( fur j
tout s’il les entend fouvent ) avec j
autant de facilité que nous pronon-
çons un nouveau mot Anglois.
L’expérience ( i ) a même fait con-
noître qu’on peut aprendre à par- |
[ I ] Voy. Amman, de loquelâ. p. 8 ï.
& 103.
( I3I )
1er & à lire en peu ( i ) de tems à
un fourd de naiffance , par confé-
quent muet ; ce lourd qui n’a que
des yeux, n’a -t- il pas moins d’a-
vantage , qu’une perruche qui a de
hnes oreilles ?
S. I V.
*De la Œ^énétration ïê àe la Con-
ception.
Î1 nous refte à expofer deux au-
tres facultés qui font des dépen-
dances du même principe , je veux
dire de la difpofition originaire &
primitive des organes : fçavoir ià
pénétration & la conception qui
naidént de la perfection des facul-
tés corporelles fenfitives.
! La Pénétration efl donc une
; heureufe difpofition qu’on ne peut
définir dans la ftruCture intime
I des fens & des nerfs , & dans le
( I ) Deux mois. Amman. 8i.
I 2 ,
( Ï3X )
mouvement des efprits. Elle p^é-
nétre l’Ame de fenfations fi net-
tes , fl exquifes , qu’elles la met-
tent elles - mêmes en état de les
diftinguer promptement & exade-
ment l’une de l’autre.
Ce qu’on apelle Conception
Compréhenfion , eft une faculté dé-
pendante des mêmes parties , par
laquelle toutes les facultés dont j’ai
parlé , peuvent donner à l’Ame un
grand nombre de fenfations à la
fois & non moins claires & dif-
tinéies ; en forte que l’Ame em-
braffe , pour ainft dire , dans le
même inflant & fans nulle confu-
fion , plus ou moins d’idées , fui-
vant le dégré d’excellence de cet-
te faculté.
i
( 133 )
Chapitre XII.
^es Ajfe^ions de l'Ame fenjïtive.
Les\ Senfatîons , le T>ifcernement
& les Connoijfances.
On feulement l’Ame fenfiti-
ve a une exafte connoiflan-
ce de ce qu’elle fent, mais fes fen-
timenslui apartiennent précifément,
comme des modifications d’elle-
même. C’ell en diffinguant ces
diverfes modifications qui la tou-
chent , ou la remuent diverfement,
qu’elle voit & difcerneles difFerens
objets qui les lui ocafionnent : &
ce difeernement , lorfqu’il eft net ,
& , pour ainh dire , fans nuages ,
lui donne des connoiflànces exac-
tes, claires, évidentes.
S. I.
I 3
( Ï34)
Mais les fenfations de notre Ame
ont deux faces qu’il faut envifa-
ger : ou elles font purement fpé-
culatives , & lorfqu’elles éclairent
l’efprit , on leur donne le nom de
cojinoïjfances , ou elles portent à
l’Ame des afteéfions agréables
ou défagréables , & c’ell alors
qu’elles font le plaifir ou le bon-
heur , la peine ou le malheur de
de notre être. En effet nous ne
joüiflbns très-certainement que des
modifications de nous-mêmes &
il eft vrai de dire que l’Ame ré-
duite à la pofTefîion d’elle-même,
n’eft qu’un être accidentel. La
preuve de cela , c’eft que l’Ame
ne fe connoît point , & qu’elle eft
privée d’dle-même , lorfqu’elle eft
privée de fenfations. Tout fon
bien-être & tout fon mal -être
ne réfident donc que dans les im-
preflîons agréables ou défagréables
qu’elle reçoit paffivement ; c’eft-
à-dire , qu’elle n’eft pas la mai»
/
.( ï35T
treiïe de fe les procurer & de les
choifir à fon gré , puifqu’elles dé-
pendent manifedement de caufes
qui lui font entièrement étrangè-
res.
Il s’enfuit que le bonheur ne
peut dépendre de la maniéré de
penfer , ou plutôt de fentir ; car
il eft certain , & je ne crois pas
que perfonne en difconvienne ,
qu’on ne penfe & qu’on ne fent
pas comme on voudroit. Ceux-
là donc qui cherchent le bonheur
dans leurs réiléxions , ou dans la
recherche de la vérité qui nous
fuit , le cherchent où il n’eît pas.
A dire vrai , le bonheur dépend
de caufes corporelles , telles que
certaines difpofitions du corps ,
naturelles , ou acquifes , je veux
dire , procurées par l’aétion de
corps étrangères fur le nôtre. Il
y a des gens qui grâce à l’heureufe
conformation de leurs organes &
à la modération de leurs défirs ,
I 3
( 136 )
font heureux à peu de fraix , ou
du moins font le plus fou vent tran'-
quiles & contons de leur fort ,
de maniéré que ce n’eft guères
que par accident qu’ils peuvent
fe furprendre dans un état malheu-
reux. Il y en a d’autres ( & mal-
heureufement c’elt le plus grand
nombre ) à qui il faut fans celle
des plaifirs nouveaux , tous plus
piquans les uns que les autres ;
mais ceux-là ne font heureux que
par accident , comme celui que
la ^4u^lque , le vin , ou l’opium
réjouit : & il n’arrive que trop
fréquemment que le dégoût & le
répentir fuivent de près ce plaifir
charmant , qu’on regardoit com-
me le feul bien réel , comme le
feul Dieu digne de tous noshom-
mages & nos facrifices. L’homme
n’elt donc pas fait pour être parfai-
tement heureux. S’il l’eft , c’eft
quelquefois ; le bonheur fe pré-
ieote commcla vérité, par hazard.
( 137 )
au moment qu’on s’y attend le
moin6. Cependant il faut fe fou-
mettre à la rigueur de fon état , &
fe fervir , s’il fe peut , de toute la
force de la raifon , pour en foute-
nir le fardeau. Ces moïens ne
procurent pas le bonheur , mais ils
acoutument à s’en paffer , & , com-
me on dit, à prendre patience , à
faire de néceffité vertu. Ces cour-
tes réflexions fur le bonheur m’ont
dégoûté de tant de traités du mê-
me fujet , où le Itile efl compté
pour les choies , où l’efprit tient
lieu du bon fens , où l’on éblouit
I par le preftige d’une frivole élo-
quence , faute de raifonnemens fo-
i îides , où enfin on fe jette à corps
[ perdu dansl’ambitieufe Métaphyfi-
que , parce qu’on n’efi; pas Phyfi-
f cien. La Phyfique feule peut abré-
I ger les difticultés, comme le re_
i marque Mr. de Fontenelle. ( i )
( I ) DigrelTion fur les Anciens & le^
Modernes.
( 138 )
Mais fans une connoiiTance parfaite
des parties qui compofent les corps
animés , & des loix mécaniques
auxquelles ces parties obéilfent ,
pour faire leurs mouvemens divers ,
le moien de débiter fur le corps &
l’Ame , autre chofe que de vains
paradoxes, ou des fiftêmes frivo-
les , fruits d’une imagination déré-
glée , ou d’une faitueufe préfomp-
tion ! C’eii: cependant du fein de
cette ignorance qu’on voit fortir
tous ces petits Philofophes grands
conftruéfeurs d’hypothéfes , ingé-
nieux créateurs de fonges bizares
&finguliers, qui fans théorie, com-
me fans expérience, croient feuls
poiïeder la vraie Philofophie du
corps humain. La nature fe mon-
treroit à leurs égards , qu’ils la mé-
connoitroient , fi elle n’étoit pas
conforme à la maniéré dont ils ont
cru la concevoir. Flateufe & com-
plaifante imagination ! N’eil-ce donc
point allez pour vous de ne cher-
('i39 )
cher qu’à plaire , & d’être le plus
parfait modèle de coquéterie ?
Faut - il que vous aies une ten-
drelTe vraiment maternelle pour
vos enfans les plus contrefaits &
les plus infenfés , & que contente
de votre feule fécondité , vos pro-
duêtions ne paroifl'ent ridicules ou
extravagantes qu’auxyeux d’autrui ?
Oui , il eit julle que l’amour pro-
pre qui fait les Auteurs , & fur tout
les mauvais Auteurs , les paie en
fecret des loüanges que le Public
leur refufe , puifque cette efpéce
de dédommagement qui foutient
leur courage, peut les rendre meil-
leurs, & même excellens dans la
fuite.
S. I I.
’De la Volonté.
Les fenfations qui nous aiTedent,
décident l’Ame à vouloir, ou à ne
( 140 )
pas vouloir, à aimer , ou à haïr ce$
fenfations , félon le plaifir , ou là
peine qu’elles nous caufent ; cet
état de l’Ame ainfi décidée par
fes fenfations , s’apelle V olonté.
Mais il faut qu’on diitingue ici
la volonté de la liberté. Car on
peut être agréablement, & en con-
féquence volontairement adédé par
une fenfation , fans être maître de
la rejetter ou de la recevoir. Tel
ell l’état agréable & volontaire
où fe trouvent tous les animaux ,
& l’homme même , lorfqu’ils fa-
tisfont quelques - uns de ces be-
foins piedans , qui empêchoient
Alexandre de croire qu’il fût un
Dieu , comme difoient les dateurs,
puifqu’il avoit befoin de gardero-
be & de concubine.
Mais confidérons un homme qui
veut veiller & à qui on donne de
\ opium % il efl invité au fommeil
par les fenfations agréables que lui
procure ce divin remède , & fa vo-
C Ï4I )
îonté efl tellement changée, qtie
l’Ame eft forcément décidéeà dor-
mir. Comme les bêtes ne joliiiîent
probablement que de ces volitions^
il n’eil pour elle ni bien ni mal mo-
ral. YJopïum affoupit donc l’Ame
avec le corps : à plus grande doze
il rend furieux. Les cantharides
intérieurement prifes font naître
la paiîion d’amour avec une aptitu-
de à la fatisfaire , qui fouvent coû-
te bien cher. L’Ame d’un hom-
me mordu d’un chien enragé en-
rage enfin elle-même. Le povft ^
drogue vénim.eufe fort en ufage
dans le Mogol , maigrit le corps ,
rend impuifTant , & ôte peu-à-peu
l’Ame raifonnable, pour neluifubf-
tituer que l’Ame , je ne dis pas fen-
fitive, mais végétative. Toute l’hif-
toire des poifons ( i ) prouve afTez
que ce qui a été dit des Thiltres
amoureux des Anciens , n’efl pas
fi fabuleux , & que toutes les fa-
I ) Voï. Mead, de Venenh,
( 14 ^)
cuîtés de l’Ame , jufqu’à la con-
fcience , ne font que des dépen-
dances du corps. Il n’y a qu’à
trop boire & manger pour fe ré-
duire à la condition des bêtes. So-
crate enyvré fe mit à danfer à la
vue d’un excellent Pantomime ,
(i) & au lieu d’exemples de fa-
geffe , ce précepteur de la patrie
n’en donna plus que de luxure &
de volupté. Dans les plus grands
plaifirs, il ett irapofïible de penfer,
on ne peut que fentir. Dans les
momens qui les fuivent , & qui ne
font pas eux-mêmes fans volupté ,
l’Ame fe replie en quelque forte
fur les délices qu’elle vient de goû-
ter , comme pour en joüir à plus
long traits ; elle femble vouloir aug-
menter fon plaifir , en l’exami-
( I Les mouremens fe communiquent
d’un homme à un autre homme ; les fen-
îimens fe gagnent de même , & la conver-
fation des gens d’cfprit en donne. Cela eft
facile à expliquer par ce qui a été dit Chap.
XI. III.
( Ï43 )
nant : mais elle a tant fenti , tant
exiilé , qu’elle ne fent & n’eft pref-
que plus rien. Cependant racca-
bleinent où elle tombe lui eil cher ;
elle n’en fortiroit pas vite fans vio-
lence , parce que cette ravivante
convuUion des nerfs , qui a eny-
vré l’Ame de fi grands tranfports,
doit durer encore quelque tems :
femblable à ces vertiges , où l’on
voit tourner les objets , long-temps
après qu’ils ne tournent plus. Tel
qui feroit bien fâché de faire toit
( I ) à fa famille en rêve , n’a plus
la même volonté , à l’occafion d’un
certain prurit , qui va , pour ainfi
dire , chercher l’Ame dans les bras
du fommeil , & l’avertir qu’il ne
tient qu’à elle d’être heureufe un
petit moment : & fi la nature ,
lorfqu’elle s’éveille, eft prête à tra-
( I ) Le bon Leuwenhoëck nous certi-
fie que ces obfcrvations Kartfuckertennes
ji’ont jamais etc faites aux dépens de fa
famille
' ( ^44 )
hir fa première volonté , alors une
autre volonté nouvelle s’élève dans
l’Ame & fuggere à la nature les
plus courts moyens de fortir d’un
état urgent , pour s’en procurer un
plus agréable , dont on va fc re-
pentir fuivant l’ufage , & comme
il arrive fur-tout à la fuite des plai-
firs pris fans befoin. Voilà, com-
me dit Me. Deshoulieres ,
„ Cette ficre raîfon dont on fait tant de bruit :
,, U II peu de vin la trouble, un enfant la feduit.
Voilà l’homme , avec toutes les
illufions dont il ell le joüet , & la
proie. Mais fi ce n’ell pas fans plai-
fir que la nature nous trompe &
nous égare , qu’elle nous trompe
toûjours ainfi. Car, comme dit li
bien Mr. de Fontenelle ,
„ Souvent en s’attachant à des phantômes
„ vains ,
„ Notre raifon feduite avec plaifir s’égare.
Elle-
( 145 - 5
J 3^ Elle-même joüit des objets qu’elifi a feints ;
^ Et cette illufion pour un moment répare
,j Le défaut des vrais biens que la nature avare
N’a pas acordés aux humains.
Enfin rien de fi borné que l’em-
pire de l’Ame fur le corps , rien de
Il étendu que l’empire du corps fur
l’Ame. Non feulement l’Ame ne
Gonnoît pas les mufcles qui lui
obéiflent , & quel eft fon pouvoir
volontaire fur les organes vitaux 5
mais elle n’en exerce jamais d’ar-
bitraire fur ces mêmes organeS;
Que dis -je ? elle ne fait pas même
fl fa volonté eft la caufe efficiente
des aétions mufculeufes ou fimple-
ment une caufe occafionnelle, mi-
fe en jeu par certaines dilpolitions
internes du cerveau , qui agiifent
! fur la volonté , la remuent fecrette^
I ment & la déterminent de quelque
I maniéré que ce foit. Staahl penfe
I différemment : il donne à l’Ame,
Gomme on l’a infmué , un empire
K ~
( )
abfolu ; elle produit tout chez lui
jufqu’aux hémorrhoïdes. Voies fa
théorie de Médecine , où il s’ef-
force de prouver cette imagination
par des raifonnemens Métaphyfî-
ques qui ne la rendent que plus in-
compréhenfible , & ,fi j’ofois le di- ||
re , plus ridicule. Ce grand Chi- j'
mille eft un bien mauvais Méta-
phyficien. Ne fut or ultra crépi-
dam. I
S. III. I
T)u Goût. I
Les fenfations conlidérées , ou
comme de fimples connoiflances ,
ou en tant qu’elles font agréables ,
ou défagréables , font porter à l’A-
me deux fortes de jugemens. Lorf-
qu’elle découvre des vérités, qu’el-
le s’en aiTure elle -même avec une j
évidence qui captive fon confente- j
ment , cette opération de l’Ame j
(■ '47 )
confentante ,qui ne peut fe difpen-
1er de le rendre aux lumières de
la vérité , ell fimplement apellée
jugement. Mais lorfqu’elle appré-
tie l’imprelRon agréable , ou defa-
gréable qu’elle reçoit de fes diffe-
rentes fenlations , alors ce juge-
ment prend le nom de goût. On
donne le nom de bon goût , aux
fenfations qui flattent le plus gé-
néralement tous les hommes , &
qui font , pour àinfi dire , les plus
acréditées , les plus en vogue ; &
réciproquement le mauvais goût
n’efl: que le goût le plus fingulier, ^
le moins ord naire , c’elt-à dire, les
fenfations les moins communes. Je
connois des gens de lettres , qui
penfent différemment ; ils préten-
dent que le bon ou le mauvais goût,
n’eft qu’un jugement raifonnable ,
ou bizarre , que l’Ame porte de fes
propres fenfations. Celles , difent-
ils , qui plaifent à la vérité à quel-
ques - uns , toutes défedueufes &
K Z
( 148 )
imparfaites qu’elles font , parce
qu’ils en jugent mal , ou trop favo-
rablement , mais qui déplail'ent,ou
répugnent au plus grand nombre ,
parce que ces derniers ont ce qu’on
appelle un bon efprit , un efprit
droit ; ces fenfations font l’objet
du mauvais goût. Je crois, moi,
qu’on ne peut fe tromper fur le
compte de fes fenfations : je penfe
qu’un jugement qui part du fens
intime , tel que celui qu'on porte
de fon propre fentiment , ou de
l’affecfion de fon Ame , ne peut
porter à faux , parce qu’il ne con-
fifte qu’à goûter un plaifir , ou à
fentir une peine , qu’on éprouve
en effet , tant que dure une fenfa-
tion agréable ou défagréable. Il y
en a qui aiment , par exemple, l’o-
deur de la corne de cheval , d’une
carte, du parchemin brûlé. Tant
qu’on n’entendra mauvais goût ^
qu’un goût fingulier , je convien-
drai que ces perfonnesfont de mau^
( 149 )
vais goût , & que les femmes gref-
fes dont les goûts changent avec
les difpofitions du corps , font auflî
de très-mauvais goût , tandis qu’il
eft évident qu’elles font feulement
avides dechofes affez généralement
méprifées , & dont elles ne faifoient
elles- mêmes aucun cas avant la
grofTefTej&qu’ainfi elles n’ont alors
que des goûts particuliers , relatifs
à leur état , & qui fe remarquent
rarement. Mais quand on juge
agréable la fenfation que donne
l’odeur de la pomade à la Maré-
chale , celle du mufe , de l’ambre,
& de tant d’autres parfums, fi com-
modes aux barbets pour retrouver
leurs maîtres , & cela dans le tems
même qu’on joüit du plaifir que
toutes ces chofes font à l’Ame ,
on ne peut pas dire qu’on en juge
mal , ni trop favorablement. S’il
eft: de meilleurs goûts les uns que
les autres , ce n’efi; jamais que par
raport aux fenfations plus agréa-
K 3
( Ifo )
bles , qu’éprouve la même perfon-
ne : & puifqu’enfin tel goûr que je
trouve délicieux , ell détefté par
un autre , fur lequel il agit tout
autrement , où eiî donc ce qu’on
nomme bon & mauvais gotU ? Non,
encore une fois , les fenfations de
l’homme ne peuvent le tromper ;
l’Ame les apprétie précifément ce
qu’elles valent , relativement au
plaifir , ou au défagrément qu’elle
en reçoit.
Il faut maintenant apliquer la
même théorie aux ouvrages d’ef-
prit & de génie. Le goût à cet
égard n’a- 1 -il pas varié ? n’elt-il
pas fujet à des caprices , à des bi-
zarreries , à des révolutions. Du
tems de Molière , on eut vraifem-
blab’ernent fifié toutes les pièces
de théâtre , coufuès de jolies peti-
tes fcénes à tiroir^ pétillantes d’ef-
prit , mais d’un efprit fi fubtil, qu’il
s’elt déjà évaporé , quand on croit
îe faifir ; en un mot, fans intrigue.
( Ifl ) .
fans caraftères , fans intérêt. Je
doute même qu’on eût reçu alors
ce haut & larmoïant Comique , qui
fait aujourd’hui les délices de tout
Paris.
On a donc créé un nouveau goût,
un goût qui plaît , & par confé-
quent un plaifir de plus , avec un
nouveau genre de fpeéîacle. Qui
n’aplaudiroit aux fages (i) Peintres
des bonnes mœurs qui l’ont inven-
té ? M. de Ségrais avoue qu’il n’a
pas toûjours exactement gardé dans
fes Poëfies Paftorales le flyle qui
y e(l propre , parce qu’il a été quel-
quefois obligé de s’accommoder au
goût de fon fiécle. Et M. de Fon-
tenelle répond à ceux qui lui ont
reproché de s’être trop mis lui-mê-
me à la place de fes bergers, c’eft-
à-dire , de leur avoir donné trop
d’efprit,, qu’on nefçait queleft le
goût de ce tems-ci „ & il prouve
( I ) MM. Néricaut Deftouches & Ni-
velle de la Ghauflec.
K 4
C lyi )
enfin combien le goût a varié de-»
puis Théocrite jufqu’à nous.
Qu’on nous donne à préfent des
préceptes fur le goût ; qu’on fe
flatte qu’ils feront auffi générale-
ment aprouvés & fuivis dans tous
les tems , que les définition^ des
divers goûts fçront fubtiles S: fen-
fées , & qu’on attende en un mot
de pareils ouvrages un fuccès pro-
portionné à ce que la fine théorie
qu’ils contiennent aura coûté aux
Auteurs : puifqu’enfin il efl: prouvé
qu’il n’y a rien de vrai & d’évident
à dire en général du goût , & qu’au
contraire tout eft en quelque forte
relatif aux différons organes des
hommes , au fiécle , & même au
au païs où l’on vit , comme on le
voit en Angleterre , en Italie , en.
Efpagne , ècc. où tous les genres
d’Arts & de Lettres font exécutés
avec un goût fi different du nôtre.
Mais , dit-on , lorfqu’on lit Ci-
ççron pour la première fois , on croit
C Tf3 )
voir l’éloquence en perfonne, telle
qu’on l’avoit conçue. Le vrai
beau , le fublime ravit , enlève tous
les connoiffeurs. Qui île fent pas
le Moy de Medée , le quil mou-
rût des Horaces ? Quelle Ame ne
s’élève pas avec Corneille , ne s’at-
tendrit pas avec Racine, n’apprend
pas à penfer avec Voltaire?
Pour réfuter cette objeéfion, qui
conduiroit à recevoir le fyflême
mal fondé des idées primitives ,
il fuffit de faire réüéxion qu’on ne
trouve ces goûts , du moins bien
marqués , que chez les gens de let-
tres. L’homme^fans étude lira les
mêmes chofes , ou les entendra
parfaitement déclamer, fansy pren-
dre aucun plaifir : fon Ame infen-
fible à tout ce qui n’eif pas corps ,
ne donne aucune entrée à toutes
ces fenfations d’efprit , qui font le
charme de l’étude , en changent les
heures en momens , & dont par
conféquent l’éducation fait tous les
( 1^4 )
fê six. Par combien d’impreflîons &
de degrés divers n’a-t’il pas fallu fai-
re paflèr mes fens , avant que de don-
ner à mon Ame l’idée du naturel ,
du pathétique, dufublime, &c. avant
d’y faire entrer tous les goûts , de
la rendre digne de rendre hom-
mage à tous les Arts , & de s’en-
flammer de tous les plaifirs ? Avec
d’autres idées, j’aurois regardé Mo-
lière comme un Auteur fublime ,
èe Corneille comme un Auteur
naturel. L’inftruftion fait tout.
L’efprif & la raifon même doi-
vent moins préfider aux ouvrages
de goût de de génie ,que le fenti-
menc. C’elt une conféquence na-
turelle de ce qui a été déjà dit fur
le goût , & nous allons l’apuïer
encore de nouveaux faits.
Par cefentiment que je préféré à
tout, je n’entends pas feulement la
fenfation dont l’Auteur eit aéfuelle-
ment afîédé en compofant , mais
h connoiffance des effets que tel-
( )
le ou telle forme de penfée , ou
d’ouvrage pourra produire chez le
refte des hommes. On voit effec-
tivement les Hiltoriens , les Ora-
teurs , les Peintres , les Poètes ,
les Architedes, les MuficieBS, &c.
fe défiüer fouvent de leur propre
goût, pour plaire plus univerfelle-
ment aux autres, & principalement
aux femmes qui n’ont prefque [i]
toutes aucune idée des chofes , ni
même des termes propres aux Arts,
& dont cependant les Philofophes
mêmes recherchent le fuffrage &
le préfèrent à tout. Ce qui tend
à amollir la Philofophie, & désho-
nore le Philofophe.
Ce n’eit pas que tous ceux qu’on
vient de nommer , jugent & foient
[ Z ] L’exception fe borne à une feule ,
que je n’ai pas befoin de nommer pour la
faire connoître. L’Auteur des Elemem de
la Philofophie de Newton me permettra fans
doute de dire que fon ouvrage ’efl: pas , à
beaucoup près , lî bien fait que les ïrtftttH-
tiotisde Phyjique.
( 15^ )
forcés de juger autrement qu’iîs
jugeroient' en fuivant leurs princi-
pes. Au contraire ils ne compo-
ient autrement qu’ils compofe-
roient , que parce qu’ils font per-
fuadés que tous les autres hommes,
ou du moins le plus grand nom-
bre , n’ont pas la même façon de
fentir. Ainfi , s’ils fuivent telle
idée ou tel plan , c’eft qu’ils ont
obfervé que ce plan, qui leur dé-
plaît à eux-mêmes , fera goûté des
autres , qu’ils croient fûrement
moins connoiffeurs qu’eux, & qui
le font vraifemblablement moins
que des maîtres de l’Art.
De tels motifs énervent les talens ,
corrompent le génie , & ôtent le
plaifir qu’on auroit à fuivre fon
penchant naturel. Que je fçai de
gré à rOrphée [ i ] du fiécle de
les avoir méprifés ! On ne trou-
ve cependant que de trop fréquens
exemples de cette conduite politi-
I ] M. Rameau.
( 15-7 )
que ou intérelTée ; & c’efl elle
qui aura vraifemblablement^déter-
miné Molière à donner tant de
farces au fot Public.
Ce qu’il y a de furprenant , c’eft
que c’eft en cela précifément , je
veux dire , en cette attention à
étudier les goûts d’autrui , en cette
adreffe à s’y conformer , quelque
ridicules que ces goûts puiflent
être, que confifte la beauté , ou la
perfection des ouvrages dont il s’a-
git. Tant il eft vrai que nous n’a-
vons point d’idées absolues , & que
rien n’eft beau , que ce qui a été
jugé , établi tel par des opinions
arbitraires. Que dis-je ? il ne faut
qu’être protégé par de certains beaux
efprits mâles, ou femelles principa*
lement, décider de tout hardiment,
quelque fuperficiel qu’on foit , s’é-
riger en chef de quelques fociétés,
ou bureaux littéraires , en fremier
Minijtre de ces fortes de Républi-
ques 5 ou du moins fe mettre au
( 158 )
rang des courtifans , pour donner
le ton à une infinité de gens inca-
pables de penfer par eux- mêmes ,
& pour fe faire ainfi une réputa-
tion dûë à la cabale , & au mauvais
goût , plutôt qu’à fon propre mé-
rite.
Une vieille femme , à qui toutes
les portes de la galanterie font dé-
formais fermées , à moins qu’elle
ne foit riche & généreufe , ne peut
mieux faire que de fe jetter dans la
dévotion. A-t’elle le malheur de
né pas croire? ( car alors c’en eft
un ) il ne lui refte que de culti-
ver fon efprit , lorfqu’elle en a ;
c’eft le pis-aller d’une, femme , mê-
me dans le déclin de fa beauté.
Ainfi au défaut d’adorateurs , ou
d’amans folides , il faut bien fe con-
tenter d’ouvrages & de courtifans
d’efprit. Trille relTource lorfqu’on
n’a pas perdu le goût des plailirs !
C’ell dans ces petites Académies
du goût , qu’on en manque le plus,
{ )
& qu’on en veut cependant fixer
les régies invariables. Un bon mot,
fouvent un mauvais bon mot fort
attendu , y tient lieu du bons fens;
( „ c’eft une bonne fortune qui
5, [ I ] n’arrive qu’à un homme
5, d’efprit ; ” c’en efi afiez , tout
le monde e£t content : ) & au lieu
de génie , on n’y trouve gué res
que ce qu’on appelle efp7''it de
Caffé ; à moins que quelque doéie
pédant , qui n’a pas même cet ef-
prit-là , & qui croit dans fon ca-
hos d’érudition les avoir tous , ne
trouble le filence de ceux qui font
à l’affût de l’efprit , ou comme fur
une fellette ; & braillant indiffe-
remment Politique ^Morale, Thé 9^
logie , Molmi/me , Hïji. iiaturelie^
maladies Véiiériennes , Antiqui-
tés , en un mot tout ce qu’un ty-
ran de converfation peut dire avec
audace , n’ennuie par fes péfanres
differtations d’honnêtes gens con-
C I ] Penfées de M. de la Rochefoucam:.
( i6o )
traints de céder à la force de fes
poûmons , dont le cruel abufe en-
core , pour fe rendre plus infup-
portable dans la fociété.
C’eft dans ces brillantes affem-
blées de beaux efprits, où prcfide
quelque Coriphée de la littérature,
qu’on juge en deux mots l’efprit &
le génie , Voltaire & Fontenelle,
Gardés-vous bien , fi vous n’avés
pas l’honneur d’y être admis , de
penfer autrement , & d’ofer dire
avec moi qu’une telle décifion n’ell
que de§ mots , ou de vains fous %
& avec Horace
. . Verba & voces, prætereàquc nihil,
Ou votre goût légitimement mé^
prifé vous fera placer juflement
dans le dernier dégré desconnoif-
feurs. Et vous, qui aïant déjà quel-
que réputation n’êtes pas encore de
cette Académie , ne dédaignez
pas d’y briguer une place ; faites
même
( )
même tous vos efforts pour l’obte-
nir : car c’efl une cour fi Jïnguliere
que tous ceux qui ne font pas
courtifans , font ennemis , & on
les écrafe , autant qu’on le peut ,
avec tout leur mérite. Ceux qui
ne m’en croiroient pas fur ma pa-
role , peuvent lire une lettre de M,
deV .. fur les inconvéniens atachés
à la iitêrature. Mais lui-même, M,
de V... quia tant fait d’efforts pour
defeendre à la qualité de Membre
Académique, par quelle fatalité a-
t’il négligé d’entrer dans les illuf-
tres Académies dont je parle ? Mais
cette digrelîion n’efl déjà que trop
longue ; revenons au vrai goût.
On convient, & cela s’enfuit en =
core de ma théorie du goût, que
ce n’eft point à force d’efprit, j’en-
tends de fineffe d’efprit , qu’on peut
bien rendre un fentiment & qu’ain-
fl en ce fens la faculté de fentir eff
fort au-deffus de celle de penfer ,
( quoiqu’elles ne différent point ef*
( l6^ )
fentiellement ) en ce que par un
abus honteux des talens , la plû-
part de nos Ecrivains ne fongent
qu’à envelopper leurs fentimens
dans un certain clinquant d’imagi-
nation , qui les ébloüit eux-mêmes
fi fort , qu’ils le prennent pour de
l’or véritable. Heureux les Au-
teurs , qui au lieu de mettre à la
torture les efprits occupés à dé-
broüiller le fil entortillé , & com-
me le peloton de leurs idées confu-
fes & alambiquées , faifilTent par-
tout la nature ou le vrai , donnent
des couleurs , & , pour ainfi dire ,
un corps à ce qu’il y a de plus fin
^ de plus fubtil dans les relTorts
du coeur & dans les mobiles des
pallions , & qui fçavent enfin re-
muer fortement les autres par celles
dont ils font eux-mêmes pénétrés!
Mais que ces Ecrivains font rares
au fiécle où nous vivons ! la mort
d’un feul les mettroit tous au
tombeau. On n’eft inondé que de
( 1^3 )
Romans frivoles , de critiques im-
polies qui déconcertent les talens&
ne les valent jamais , ( i ) de fatires,
de libelles , où les plus beaux talens
font déchirés par les dents de l’en-
vie ; de brochures hebdomadaires
ou éphémères , dont le nom anon-
ce la courte durée , & qui font
pourtant lesfeuls ouvrages qui s’en-
levent aujourd’hui , & qu’un ha-
bile Auteur ofe ptéfenter avec
confiance au Savant Public ; on
ne voit enfin que des écrits pleins
d’exprefîions fingulieres , de tours
recherchés , en un mot , de ces
jeux d’imagination qui marquent
l’enfance de l’efprit. V oila le goût
dominant & la mode d’aujourd’hui,
La nature a tant de défauts, qu’on
ne fauroit trop la farder : les pom-
pons , les mouches, les rubans ne
méfîîent point à la trop fimple vé-
rité. La nature en effet peut -elle
. ( I ) La critique efl: aifée , & l’Art eft
difficile. Deftouch. le Glorieux.
L ^
( i«4 )
le comparer aux charmes réduc-
teur de l’Art ? Qu’eft-ce que le
fentiment le mieux rendu , mis ea
regard d’une heureufe & brillante
faillie ? Eh ! bon Dieu ! comment
peut-on être Sçavant ? [ i ]
Ainfi parlent & ont intérêt de
parler ceux qui n’aiment à lire que
ce qu’ils pourroient faire eux-mê-
mes , grâce à la vafte étendue de
leur génie & de leurs connoif-
fances , je veux dire des Romans,
une petite Comédie en un Aête &
en Vers , &c.
L’efprit n’eft pas feulement dif-
tribué avec peu d’économie fur
nos théâtres , & dans tous les ou-
vrages d’agrément , ( titre qu’on
leur donne , & qu’on ne croit ja-
[ I ] L’Auteur des Leur. Perf. parle de
gens qui ne comprenoient pas qu’on pût
être Perfan. Ces fots-là font-ils plus ridicu-
les que l’efpéce de petits-maîtres beaux-ef-
prits dont je veux parler, Paris en eft rem-
pli , & on les connoît à la feule dédicace de
leurs livres.
C 1^5” )
mais aflez rempli ) il prend la place
du fentiment mal exprimé, du fait
Hiftoriquenoïè dans des réflexions
déplacées ; il eft femé par tout ,
il efl prodigué jufques dans les ou-
vrages férieux & Philofophiques ,
comme l’Antidote de la Science ,
& uneefpéce d’excufe au Leéteur,
qu’on - auroit véritablement grand
tort de ne pas amufer , fuivant le
précepte [ i ] d’Horace , en l’inf-
truifanti mais fur tout dans les pre-
miers chapitres d’un ouvrage qui
doivent toûjours être , quelque
abftrait que foit le fujet qu’on traite ,
je ne dis pas à la portée de tout
le monde , mais fort agréables : de
forte que pour éviter le reproche
de Pédanterie , il faut indifpenfa-
blement fe jetter dans un excès
contraire [i] , & rendre la vérité
ridicule , pour vouloir l’embellir.
[ I ] Omne tulit punSium , qui mifcuit
utile dulci.
[ Z ] In vitium ducit culpæ fuga.
L 3
( i66 )
Pour prouver que l’ufage le veut
& nous en impofe la loi , écou-
tons encore un moment nos Néo-
logues , car ils parlent à peu
près ainfi , ou comme la Taupe
de Tanzaï [ i ] , { animal ingé-
nieux qui a furpafle tous nos Arif-
tarques par fa maniéré de criti-
quer , à laquelle je ne trouve rien
de comparable que les bonnes plai-
fanteries de Mr. de Maupertuis [2]
fur le même fujet. )
Les fleurs & les agrémens fient
encore mieux aux plus hautes Scien-
ces , qu’aux beaux Arts, parcequ’é-
tant fort féches & dégoûtantes
par elles -mêmes , elles en ont plus
de befoin. La Médecine, la Mé-
taphyfique , la Géométrie, &c. ne
devroient jamais fe montrer dans
leur trille déshabillé. On peut ai-
fément , fans laifler tomber une
[] I Tanïaï & Néadarnée. Tom. i.
[ Z ] Lettre fur la Cornet. 2. Edit. Aver-
iijjem, du Libraire.
( 1^7 )
fleur déplacée , écarter les ronces
& les épines , qui pourroient bief-
fer des mains délicates. Selon
qu’un fujet eft abftrait , ou fenfi-
ble , il faut le repréfenter fous des
traits frapans , ou déliés , corpo-
rifier run,anatomifer,diftiller l’au-
tre , c’eft-à-dire qu’on doit par-
ler de l’Ame , comme fi c’étoit un
corps , & du corps comme fi c’é-
toit une Ame. La vérité eft une
chenille qu’on peut métamorpho-
fer en papillon, lorfqu’on veut plai-
re & bien fervir le goût & la dé-
licatefle des François. Il ne faut à
l’une & à l’autre qu’un heureux
affortiment de quelques couleurs
vives : & ces couleurs qui font fi
aimables, le bleu , le blanc , le ver-
millon , &c. la vérité les prend en
pafiant par les mains de l’imagina-
tion, fon véritable interprête, com-
me la chenille en changeant d’état.
C’eft ainfi que l’ont véritablement
penfé les Defcartes , les Mallebran-
L 4
( )
che , les Leibnitz, les WolfF, les
Fontenelle, [ i ] &c. Pourquoi en
effet ne feroit-il pas permis à l’ef-
prit , comme aux belles, de faire
valoir les refîburces de fa petite
coquéterie ? N’eft - ce pas à force
d’avoir amoli , égaie le fond fec &
rembruni de la Philofophie, qu’elle
efl devenue , par la plus jolie méta-
morphofe du monde, une Reine
aufli enjouée qu’elle étoit férieu-
fe autrefois. C’eft une plaine ari-
de changée en parterres charmans,
par les fleurs qu’on y a femées , de
forte que , comme s’exprime l’Au-
teur du plus joli ouvrage qui foit
forti des mains des Philofophes,/<35
"T hïlofophïe nejî plus qu'un plai~
(Ir qui réjide , je ne fais où , dans
la raifon , ^ ne fait rire que
l'efprit. Quelle gentilleffe ! quel-
[ ^ ] Je ne compare M. de Fontenelle à
çes grands Philofophes , que parce qu’il a
affeâc , & beaucoup plus qu’eux , de mettre
par tout de l’imagination.
C )
le imagination plus digne de met-
tre en œuvre celle des Tourbil-
lons , plus fûr de l’embellir ! Et le
moïen que la Marquife à qui fon
aimable Philofophe promet du plai-
fir , n’eût pas envie d’aprendre cet-
te Philofophie-là!
Il faut convenir que l’efprit , le
langage , le ftyle , le goût , les opi-
nions, les mœurs, la Religion mê-
me, tout elt caprice, tout eft mode,
jufqu’aux remiédes de la Médecine.
Mais pour m’étendre aux feules
opinions Philofophlques , n’eft - il
pas certain qu’il n’y a qu’un Car-
téfien qui puilTe traiter aujourd’hui
Locke de fcélérat ^ & tous les en-
nemis des idées innées , comme
les fiens propres f Ne parlons-nous
pas plus hardiment que du tems
de Defcartes & de Larai , ce pau-
vre Médecin qui fut fi fort inquié-
té parce qu^’il avoit dit d’après Lu-
crèce que nos yeux n étoïent point
faits pour voir ? Mais voïés l’illuf-
( 170 )
tre Philofophe moderne s’élever
fur les débris de l’Antiquité , &
tomber enfuite réduit en poudre
par Newton. Le vuide du fiüême
Epicurien étoit profcrit par l’un ;
l'autre l’a rapellé. Les opinions
des hommes refTemblent aux plan-
tes dont la nouveauté & la magni-
ücence atire les regards & l’ad-
miration des Botanifles. Quand
le Tournefol , par exemple , & la
Philofophie Cartéfienne parurent
pour la première fois , c’étoit la
plus belle plante du monde , &
fa vraie Philofophie : tout l’Uni-
vers fut Cartéfien. Aujourd’hui
le Tournefol n’eft plus qu’une
plante ordinaire qui fe fàne & fe
féche très-vîte ; & le fyflême Car-
téfien n’eiî; plus qu’un Roman Phi-
lofophique ; le monde entier de-
vient Newtonien. Les Philofophes
le fuccédent , comme les mots [i]
I ] Multa renafcentur quæ jàmperiêre ,
candentque
Quænuncfunt ia honore , vocabula. Hor&î.
( l/I )
& les opinions. Il en viendra peut-
être un autre, ( s’il n’eft déjà ve-
nu,) quiéclipfera Newton, comme
Newton a éclipfé Defcartes. Ce-
lui-ci ne fera point Ajironome pro-
fond aux yeux des beaux efprits-,
ni Rot des beaux efprïts aux yeux
de r Afironome ; les Savans jaloux
de tant de réputation & de gloi-
re , admireront autant & la pro-
fondeur & la variété de fes con-
noilTances , que les beaux efprits
feront enchantés des agrémens de
fon imagination ; auffi favori de
la Nature , que des Grands & des
Rois , il étendra les limites des
Sciences par fon génie , & fera tom-
ber fur le mérite indigent les fa-
veurs mêmes qui lui feront acor-
dées. Ami des talens , il n’aura
de plaifir à voir croître fon nom
& fa fortune , que pour les pro-
téger, Enfin plus obligeant enco-
re que célébré , il ne fe glorifiera
que d’un titre trop rare , & autant
( I72< )
au deiTus de tons les autres , que
le cœur eft au delTus de l’efprit.
§. I V.
Génie. .
Je vais tâcher de fixer l’idée du
Génie avec plus deprécifionque je
n’ai fait jufqu’à préfent. On en-
tend communément par ce mot
Génie , le plus haut point de per-
fedion , où l’efprit humain puifle
atteindre. Il ne s’agit plus que de
favoir ce qu’on entend par cette
perfeélion. On la fait confifier dans
la faculté de l’efprit la plus bril-
lante , dans celle qui frape le plus
& même étonne, pour ainfi dire,
l’imagination : & en ce fens , dans
lequel j’ai emploié moi - même le
terme de Génie , pour me con-
former à l’ufage que j’avois delTein
de corriger enfuite , nos Poètes ,
nos Auteurs fifiérnatiques , tout ,
( 173 )
jufqu’à l’Abé Cartaut de la Villa-
te [ I ] auroit droit au Génie ; &
le Philofophe qui auroit le plus
d’imagination , le P. Mallebranche ,
feroit le premier de tous.
Mais fl le Génie eft un efprit
auffi jufte que pénétrant , auffi vrai
qu’étendu, qui non feulement évite
conftamment l’erreur, comme un
Pilote habile évite les écueils, mais
fc fervant de la raifon , comme il
fe fert de la bouflble , ne s’écarte
jamais de fon but, manie la vérité
avec autant de précifion que de
clarté, & enfin embraffe aifément
& comme d’un coup d’œil une
multitude d’idées , dont l’enchaî-
nement forme un fiflême expéri-
mental aufli lumineux dans fes
principes , que jufte dans fes con-
fèquences , adieu les prétentions
de nos beaux efprits , & de nos
célébrés conllruéteurs d’hypothè-
[ t ] Eflai Hiftorique & Philofophique
du Goût.
( 174 )
fes ! Adieu cette multitude de
«ié’x! Qu’ils feront rares déformais!
PalTons en revue les principaux
Philofophes modernes , auxquels
le nom de Génie a été prodigué,
& commençons par Defcartes.
Le chef-d’œuvre de Defcartes
eft fa (^) Méthode , & il a poulîé
( « ) I. Defcartes a purgé la Philofophie
de toutes ces exprelTions ontologiques , par
lefquelles on s’imagine pouvoir rendre in-
telligibles les idées abftraltes de l’Etre. Il a
diiïîpé ce cahos , & a donné le modèle de
l’art de raifonner avec plus de jufteffe , de
clarté , &: de méthode. Quoiqu’il n’ait pas
fuivi lui-même fa propre méthode , nous
lui devons l’efprit Philofophique qui va dans
un moment remarquer toutes fes erreurs ,
& celui qu’on fait aujourd’hui régner dans
tous les livres. Que d’ouvrages bien faits
depuis Defcartes ! Que d’heureux efforts de-
puis les fiens ! Ses plus frivoles conjeétures
ont fait naître l’idée de faire mille expérien-
ces , auxquelles on n’auroit peut-être jamais
fongé. Il eft donc permis aux efprits vifs ,
ardens à inventer , de devancer par leurs fpé-
culations , quelque inutiles qu’elles foient
en elles-mêmes , l’expérience même qui les
détruit. C’eft rifquer d’être utile j du moins
îndiredement.
( 175' )
fort loin la Géométrie , du point
où il l’a trouvée , peut-être autant
2. Ceux qui difent que Defcartes ne fait
pas un grand Géomètre , peuvent , comme
dit M. de Voltaire , ( Lettre fur l’Âme 73.
74. ) fe reprocher de battre leur nourrice.
Mais on voit par ce que je dis dans le texte
au fujet de la Géométrie , qu’il ne fuSc
pas d’être un grand Géomètre , pour être
à jufle tître qualifié de Génie.
3. Après la méthode &les ouvrages Géo-
métriques de ce Philofophe , on ne trouve
plus que des fyftêmes , c’efi-à-dire , des
imaginations , des erreurs. Elles font fi
connues , qu’il fuffira , ce me femble , de
les expofer. Defcartes avoué, comme Locke,
qu’il n’a aucune idée de l’Etre & de la fubf-
tance , & cependant il la définit ( Def, 6 .
de fes Médit. Rép. aux 2.®^. O.bjeél. à la 2^.
des 3cs. ^ aux Il fait confifter l’efTence
de la matière , qu’il ne connoît pas , dans
l’étendue folide ; & lorfqu’on lui demande
ce que c’eft que le corps , ou la fubftance
étendue , il répond que c’eft une fubftance
compofée de plufieurs autres fubftances éten-
dues , qui le font encore elles -mêmes de
plufieurs autres femblables. Voila une dé-
finition bien claire & bien expliquée ! Avec
cette étendue , Defcartes n’admet que du
mouvement dans les corps. Dieueftlacau-
fe première de ce mouvement, comme Def-
cartes eft l’Auteur de ces loix reconnues
( 176 )
que Newton l’a poufTée lui -même,
du point où l’avoit lailîêe Defcartes.
pour faufles , & que les Cartéfiens mêmes
corrigent tous les jours dans leurs ouvra-
ges. On explique tous les phénomènes par
ces deux feules propriétés , l’étendue maté-
rielle , & le mouvement communiqué fans
ceffe immédiatement par la force divine. On
imagine non-feulement qu’il n’y a que trois
fortes de particules ou de matière dans le
monde , fubtilis , globnlofa , ftriata , mais on
décide de quelle maniéré Dieu amis chacu-
ned’elles en mouvement. Ces particules rem-
plilfent tellement le monde , qu’il elt abfo-
lument plein. Sans Newton , ou plutôt
fans la Phyfique, la Mécanique , & l’Aüro-
nomie , adieu le vuidedes Anciens. On fa-
brique des tourbillons , & des cubes qui ex-
pliquent tout jufqu’à ce qui efl: inexplicable,
la création. Voila le pt^fon , voici l’An-
tidote. L’Auteur avoue dans fon L. des
Princip. art. 9. que fon fyftême pourroît bien
n’étre pas vrai , & qu’il ne lui paroît pastel
à lui-même. Que pouvoit-il donc penfer
de fon rifible traité de form.fæt. ?
4. Defcartes eft le premier qui ait admis
un principe moteur , different de celui qui-
eft dans la matière , connu , comme on l’a
dit au commencement de l’Ouvrage , fous
le nom de force motrice , ou de forme aéîi-
Te. Mallebranche convient lui-même de ce
que j’avance, pour en faire honneur a Def-
iCnfin
( 177 )
Enfin perfonne ne lui refufe un ef-
prit naturellement PhiloiophJque.
cartes. Ariftote & tous les Anciens ( ex-
cepté les Epicuriens qui par un intérêt hy-
pothétique n’avoient garde d’admettre aucun
principe moteur , ni matériel*, ni immaté-
riel ; ) reconnurent la force motrice de la
matière , fans laquelle on ne peut complet-
ter l’idée des corps. Mallebranche ( L vi.
p. 387. in 4'’. 1678. ' convient du fait, &
à plus forte raifon Leibnitz , dont on par-
lera à fon Article. Enfin fi vous lifez Gou-
din , p. 21. lôf. 167. 264. , &c. Tom. IL
2. Barbay Comment, in Ariji. Pi>yJ\ p,
12 1. 123. & autres Scholaftiques , vous ver-
rez que la force motrice de la matière a été
enfeignée dans tous les tems dans nosEcorf
les Chrétiennes. Ratio principii oBivi , dit
Goudin , convenit 'fubjîantiis corporeis ^ in-
dè pendent affeBiones corporum quee cernant ur
in rnundo.
S- Defeartes écrit à la fameufe Princeffe
Palatine Elifabcth , qu’on n’a aucune afTu-
rance du deftin de l’Ame après la mort ; il
définit la penfée , Art. 13. toute connoijfan-
ee , tant Senjitive , qu'intelleBuelle, A in fi
penfer , félon Defeartes , c’efl: fentir , ima-
giner , vouloir , comprendre ; & lorfqu’il
fait confirter l’effence de l’Ame dans la pen-
fée , lorfqu’Il dit que c’eft une fubftance qui
j»enfe , il ne donne aucune idée de l.i Na-
ture de l’Ame \ il ne fait que le déngm-
m
( 178
Jufques ■ là Defcartcs n’efl pas un
homme ordinaire ; ce feroit même
brement de fes propriétés , qui n’a rien de fi
révoltant. Chci ce Philofophe, l’Ame fpi-
rituelle , inétenduë , immortelle , font de
vains fons pour endormir les Argus de Sor-
bonne. Tel a été encore fon but , lorfqu’il a
fait venir l’origine de nos idées de Dieu mê-
me immédiatement. Quâ, qu<sfo raùone , dit
le Profefleur en Théologie , que je viens
de citer , Cartejius demonftravit ideas rerum
ejfe immédiate à Deo mbis inditas ^ non à
fenHbus acceptas Jicuti docent Ariftoteles , Di-
lus ^Thomas , ac primates T’heologi ac Pbito-
fophi ? cur anima non ejfet corpo-
rea , lie et fuprà fuam cogitationem refleÛendo ,
in eâ corporeitatem non ad'verteret ? Et quid
non poteji , qui omnia potuit ? M. Goudin
ne fe feroit point fi fort emporté contre Def-
cartes , s’il l’eût auffi-bien entendu , que le
Médecin Lamy qui le foupçonne avec rai-
fon d’être un adroit matérialifte : & fi M.
Deslandcs , ( Hijloire Critique de la Philo-
fophie , T. II. à l’article de l'immortalité de
P Ame ) eût auffi folidement réfléchi , qu’il
a coutume de faire , il n’eût pas avancé té-
mérairement que Defeartes eft le premier qui
ait bien éclairci les preuves de ce dogme , qui
ait bien fait dijiinguer l'Ame du corps , les
fubjlances fpirituelles , de celles qui ne le font
pas i il ne s’en feroit pas fixé aux quatre
propofitions qu’il rapporte , & qui, loin de~
rien /c/^imVjfontàuflî obfcuresque laquef-
( 179
un Génie ^ fi pour mérîtei ce titre,
il ne falloir qu’éclipfer & laiiïer fort
loin derrière foi tous les autres Ma-
thématiciens. Mais les idées des
grandeurs font fimples , faciles à
tion même. Un être înétendu ne peut oc-
cuper aucun efpace ; & Defcartes qui con-
vient de cette vérité , recherche férieufement
le fiége de l’Ame , & l’établit dans la glan-
de pinéale. Si un être fans aucunes parties
pouvoir être conçu exifter réellement quel-
que part , ce feroit dans le vuide , & il cft
banni de l’hypothèfe Gartéfienne. Enfin ce
qui eft fans extenfion , ne peut agir fur ce
qui en a une. A quoi ferveüt donc les cau-
fes occafionnelles par lefquellcs on explique
l’union de l’Ame & du corps ? Il ert évi-
dent par-là que Defcartes n’a parlé de l’A-
me , que parce qu’il étoit forcé d’en parler,
& de la maniéré qu’il en a parlé , dans un
tems où tout fon mérite même étoit plus
capable de nuire à fa fortune , que de l’a-
vancer. Defcartes n’avoit qu’à ne pas re-
jetter les propriétés frappantes dans la matière,
& tranfporter à l’Ame la définition qu’il a don-
née de la matière , il eût évité mille erreurs , &
nous n’euffions point été privés des grands pro-
grès que cet excellent efprit eût pû faire , lî au
lieu de fe livrer à de vains fyftêmes , il eût toû-
jours tenu le-fil de fa Géométrie & ne fe fût
point écarté de fa propre Méthode.
M X
ï 180 )
faifir & à déterminer. Le cercle
en eft petit , & des fignes toujours
préfens à la vue , les rendent toû-
jours fenfibles; de forte que la Géo-
métrie & l’Algebre font les Sien-
ces où il y a moins de combinai-
fons à faire , fur tout de combinai-
fons difficiles ; on n’y voit par tout
que problèmes , & jamais il n’y en
eut moins à réfoudre. De là vient
que les jeunes gens qui s’apliquent
aux Mathématiques pendant trois
ou quatre ans avec autant de cou-
rage , que d’efprit , vont bientôt
de pair avec ceux qui ne font pas
faits pour franchir les limites de
l’Art : éfe communément les Géo-
mètres , loin d’être des Génies ,
ne font pas même des gens d’efprit ;
ce que j’atribuë à ce petit nom-
bre d’idées qui les abforbent , &
bornent l’efprit , au lieu de l’éten-
dre, comme on fe l’imagine. Quand
je vois un Géomètre qui a de l’ef-
prit , je conclus qu’il en a plus qu’un
( i8i )
autre ; fes calculs n’emportent que
le fuperflus , & le nécelTaire lui
relie toujours. Ell-il étonnant que
le cercle de nos idées fe relTerre
proportionnellement à celui des
objets qui nous occupent fans
celTe ? Les Géomètres , j’en con-
viens , manient facilement la véri-
té ; & ce feroit doublement leur
faute , s’ils ne favoient pas la vraie
méthode de l’expofer , depuis que
le célébré M. Clairaut a donné fes
Elémens de Géométrie ; (car, bon
Dieu ! avant cet excellent ouvra-
ge , en quel défordre , & quel ca-
hos etoit cette fcience ! ) Mais fai-
tes les fortir de leur petite fphé-
re ; qu’ils ne parlent ni de Phyfique,
[i]nid’Allronomie ; qu’ils palTent
à de plus grands objets , qui n’aient
aucun raport avec ceux qui dé-
[ I ] Encore faut-il beaucoup plus deta-
leiis pour la Phyfique , que pour la Géo-
métrie. De-là vient que les Géomètres
font encore communément d’affeï mauvais
Phyficîens.
M 3
( )
pendent des Mathématiques , par
exemple , à la Métaphyfique , à la
Morale , à la Phyfiologie , à la
Littérature : femblables à ces en-
fans qui croioient toucher le Ciel
au bout de la plaine , ils trouve-
ront le monde des idées bien grand.
Que de problèmes , & de problè-
mes très-compofés & très- diffici-
les ! Quelle foule d’idées , ( fans
compter la peine que les Géomè-
tres ne fe donnent pas ordinaire-
ment d’être lettrés & érudits ) &
de connoiffances diverfes à embraf-
fer d’une vue générale , à raffem-
bler, à comparer! Ceux qui, faute
de lumières, veulent des autorités
pour juger , n’ont qu’à lire le Dif-
cours que M. de Maupertuis pro-
nonça le jour qu’il fut reçu à l’A-
cadémie Françoife, & l’on verra fi
j’exagere le peu de mérite des
Géomètres & les talens nécefl’ai-
res pour réülîir dans des Sciences
d’une fphére plus étendue. Je n’en
( i 83 )
appelle , comme on voit , qu’au
futtrage d’un profond Géomètre,
& pourtant homme de beaucoup
d’efprit , orné de diverfes connoif-
fances , & qui plus eft , vrai Génie ^
fi on l’efl par les qualités les plus
rares qui le caradérifent,la vérité,
la jufteire , la précifion & la clarté,
même en des matières qui lui font
tout à fait étrangères. Qu’on me
montre en Defcartes des qualités
aufli effentielles au Génie , & fur
tout qu’on me les fafle voir ailleurs
qu’en Géométrie , puifqu’encore
une fois le premier des Géomè-
tres feroit peut - être le dernier
des Métaphyficiens ; & l’illuftre
Philofophe dont je parle , en eft
lui même une preuve trop fenfible.
Il parle des idées fans favoir d’où,
ni comment elles lui viennent ; fes
deux premières définitions fur l’ef-
fence de l’Ame & de la matière
font deux erreurs , d’où décou-
lent toutes les autres. Aflûrêment
M 4
( 1^4 )
dans ces Méditations Métaphyfï-
ques dont M. Deflandes admire la
profondeur , ou plutôt l’obfcurité,
Defcartes ne fait ce qu’il cherche,
ni où il veut aller ; il ne s’entend
pas lui -même. Il admet des idées
innées ; il ne vort dans les corps
qu’une force divine. Il montre fon
peu de jugement , foit en refufant
le fentiment aux bêtes, foit en for-
mant un doute impraticable , inu-
til , dangereux , foù en adoptant
le faux , comme le vrai , en ne s’a-
cordant pas fouvent avec lui- mê-
me , en s’écartant de fa propre
IVÎéthode , en s’élevant par la vi-
gueur déréglée de fes efprits,pour
tomber d’autant plus , & n’en re-
tirer que l’honneur de donner ,
comme le téméraire Icare, un nom
imm;ortel aux Mers dans lefquel-
les il s’eft noie.
Je veux , & je l’ai infinué moi-
même , que les égaremens mêmes
de Defcartes foient ceux d’un grand
( iBf )
homme ; je verx que fans lui nous
n’cuffionspoint eû lesHuy,^ens, les
Boyle , les Mariette , les Newton,
les MulTchenbroeck, les s’Grave-
fande, les Boërhaave , qui ont
enrichi la Phyfique d’une prodi-
gieufe multitude d’expériences ;
& qu’en ce fens il foit fort permis
aux imag'naf'oj's vives de fe don-
ner carrière. Mais, n’en dépiaife
à M. Privât de Moliere , grand
partifan des .yftêmes , & en par-
ticulier de l’hypothèfe Cartéfienne
( I ), qu’elt-ce que cela prouve
en faveur des conjeftures frivoles
de Defcartes ? Il a beau dire, des
fyftèmes gratuits ne feront jamais
que des châteaux en l’air ,lans uti-
lité , comme fans fondement.
Et vous, Enfant de l’imagination,
Oratorien (a ) célébré , ingrat ,
qui déclamant contr’elle , pouvez
bien paffer pour battre votre pro-
(i) Leçons de Phyfique T. III. Lee. II.
(a ) Mallebranche , après avoir diftinguc
( i86 )
prc nourrice ; vous êtes plus habile
à édifier que Bayle ne l’étoit à dé-
îa fubftance de fes modifications , & défini
ce dont il n’a point d’idée , l’effence d’une
chofe ( V. Kech de la vérït. L. 3. c. i. 2.
l’art, c. 7. 8. , ) fait confilter l’efTence de
la matière dans l’ctendué , comme a fait
Defeartes. En habile Cartéfien il déploie
toute fa force & fon éloquence contre les
fens , qu’il imagine toujours trompeurs ; il
nie aufll le vuide , met l’effence de l’Ame
dans la penfée. L 3. P. i. c. i., &c.
2. Quoiqu’il admette dans l’homme deux
fubftances difiindes , il explique les facul-
tés de l’Ame par celles de la matière ( h.
i. c. I. L. III. c. viii. ) Sur une idée
faufife du mot peufee , dont il fait une fubf-
tance, il croit qu’on penfe toujours , & que
lorfque l’Ame n’a pas confcience de fes pen-
fées , c’eft alors qu’elle penfe le plus, parce
qu’on a toûjours l’idée de l’être en général.
( L. 3. c. 2. p. I. c. 8. ) Il définit l’enten-
dement , ” la faculté de recevoir differentes
„ idées , & la volonté , celle de recevoir
,, differentes inclinations , ( L. i. c. i. )
„ ou , fi l’on veut , une impreflTion na-
„ tutelle qui nous porte vers le bien en gé-
„ néral , l’unique amour ( L. 4. c. i. )
„ que Dieu nous imprime. Et la liberté
,, eft la force qu’a l’efprit de déterminer
„ cette imprelTion Divine vers les objets
„ qui nous plaifent. Nous n’avons cepen-
( i87 )
truire ; maiscefavant hommeavoit
l’efprit jufte , & prompt à éviter
„ dant , ajoûte-t’il , ni idée claire , ni mê-
„ me fentiment intérieur de cette égalité de
,, mouvement vers le bien : „ & c’eft de ce
défaut d’idées qu’il part pour donner les dé-
finitions que je viens de rapporter, auxquel-
les on s’apperçoit effeâivement -que l’Auteur
manque d’idées.
3. Mallebranche eft le premier des Philo-
fophes qui ait mis fort en vogue les efprits
animaux , mais comme une hypothèfe , car
il n’en prouve nulle part l’exiftence d’une
maniéré invincible.
4. Je viens au fonds du fyftême principal
du P. Mallebranche. Le voici.
„ Les objets que l’Ame apperçoit , font
„ dans l’Ame , ou hors de l’Ame ; les pre-
„ miers fe voient dans le miroir de nos fen-
„ timens , & les autres dans leurs idées ,
„ ( L. 3. c. I. p. 2. ) c’eft-à-dire, noneux-
„ mêmes , ni dans les idées , ou images
„ qui nous en viennent par les fens ( L. 3.
„ c. I. 4. p. 2. c. IX. , ) mais dans quel-
„ que chofe qui étant intimement uni à no-
„ tre Ame , nous repréfente les corps ex-
,, ternes. Cette chofe eft Dieu. Il eft très-
„ étroitement uni à nos Ames par fa pré-
„ fence. . . cette préfence claire , intime ,
„ néceflaire de Dieu agit fortement fur l’ef-
„ prit. On ne peut fe défaire de l’idée de
J, Dieu. Si l’Ame confidercun être en par-
( i88 )
l’erreur, & vous êtes un efprit faux,
incapable de iaifir la vérité ; l’ima-
,, ticulier, alors elle s’approche dequelques-
,, mies des perfeftions divines , en s’éloi-
gnant des autres , qu’elle peut aller cher-
,, cher le moment fuivant L. III. p. 2. c.
„ V. VI. J
,, JLes corps ne font vifibles que par le
,, moïen de l’étendue. Cette étendue eft in-
,, finie , fpiricuelle , néceffaire , immuable,
,, i foovent Mallebranche en parle comme
,, d’une étendue compofée ) c’eit un des attri-
,, buts de Dieu. Or tout ce qui eft en Dieu , eft
,, Dieu ; c’eft donc en Dieu que je vois
„ les corps. Je vois clairement l’infini en
„ ce fens que je vois clairement qu’il n’a
,, point de bout. Je ne puis voir l’infini
„ dans des êtres finis ; donc , &c. donc
,, l’idée de Dieu ne fe préfente à mon Ame,
,, que par fon union intime avec elle. Donc
,, il n’y a que Dieu qu’on connoifle par lui-
„ même , comme on ne connoît tout
„ que par lui.
„ Comme tout ce qui eft en Dieu , eft
,, très - fpirituel , très - intelligible , & très-
„ préfent à l’efprit , de-là vient que nous
„ voyons les corps fms peine dans cette /c/éè
,, que Dieu renferme en foi , & que j’ap-
„ pelle V étendue on le monde intelligible. Ce
„ monde ne repréfente en foi les corps que
„ comme poftibks , avec toutes les idées
„ des vérités , & non les vérités mêmes qui
( 189 )
gi nation qui vous domine ne vous
permet pas de parler des paffions,
„ ne font rien de réel ( L. 3. c. 6. p. 2. )
,, Mais les fentimens de lumière & de cou-
„ leurs, dont nous fommes affedéspar l’é-
„ tendue , nous font voir les corps exiftans.
„ Ainfi Dieu , les corps poffibles , les Corps
,, exiftans fe voient dans le monde intelii-
„ gible , qui eft Dieu , comme nous nous
„ voyons dans nous-mêmes. Les Ames
„ des autres hommes ne fe connoiffent que
„ par conjeétures : enfin il s’en fuit que notre
„ entendement reçoit toutes fes idées , non
„ par l’union des deux fubftances , ' qui eft
„ inutile dans ce fyftéme , ' mais par l’union
,, feule du verbe , ou de la fagelïe de Dieu,
,, par ce monde immatériel , qui renferme
„ l’idée , la repréfentation , & comme l’i-
„ mage du monde matériel ; par l’étendue
„ intelligible , qui eft les corps poffibles ,
„ ou la fubftance divine même , en tant
,, qu’elle peut être participée par les corps
„ dont elle eft repréfentative.
C’eft jufqu’ici Mallebranche qui parle, ou
que je fais parler , conformément à fes prin-
cipes , defquels il s’enfuit , comme on l’a
remarqué il y a longtems , que les corps
font des modifications de Dieu , que notre
célébré Métaphyficien appelle tant de fois
Vêtre en général , qu’il fembleroit ii’en faire
qu’un être idéal. Ainfi voilà notre dévot
Oratorien , Spinofifte fans le fçavoir , quoi-
( ipo ) •
fans en montrer vous-même , ni
d’expofer les erreurs des fens, fans
qu’il fût déjà Cartéfien , car Spinofa l’étoit.
Mais comme dit fagement M. de St. Yacin-
the dans fes Recherches PhilofophicjUes , c’eft
une chofe qu’il ne faut pas chercher à ap-
profondir.
De telles vifions ne méritent pas fans doute
d’être férieufement réfutées. Qui pourroit
feulement imaginer ce qu’un cerveau brûlé
par des Méditations abftraites croît conce-
voir .? Il eft certain que nous n’appercevons
pas l’infini , & que nous ne connoiflbns pas
même le fini par l’infini ; & cette vérité fuf-
fit pour ruiner le fyftême du P. Mallebran-
che qui porte tout entier fur une fuppolition
contraire. D’ailleurs je n’ai point d’idées
de Dieu , ni des efprits ; il m’eft donc im-
polTible de concevoir comment mon Ame
eft unie à Dieu.
Pafcal a bien raifon de dire qu’o» ne peut
concevoir un être penjant fans tête. C’eft-
là en effet que font nos idées , elles ne font
que des modifications de notre fubftance ;
& fi je n’en avois pas une parfaite conviction
par mon fens intime , je ferois également
fûr que mes idées des objets font dans moi,
& à moi , & non hors de moi, dans Dieu,
& à Dieu , puifque c’eft toûjours dans moi
que fe grave l’image qui repréfente les corps.
D’où il fuit que ces idées hors de mon Ame,
diftinguées de ma fubftance , quelque éttoi’
( I9I •)
les éxagérer. J’admire la magnifi-
cence de votre ouvrage, il forme
une chaîne nulle part interrompue ^
mais l’erreur, l’illufion , les rêves,
les vertiges , le délire ,en font les
matériaux , & comme les guides
qui vous mènent à l’immortalité.
Votre palais refl'emble à celui des
Fées , leurs mains ont apprêté les
mers que vous nous prefentez.
Qu’on a bien raifon de dire que
vous n’avez recherché la vérité que
dansletître de votre livre! car vous
teinent unies qu’on les fuppofe , font chi-
mériques. Je croirai que je vois en Dieu,
quard une expérience fondée fur le fens in-
time , quand ma confeiénee me l’aura ap-
pris. Mallelîranche paroît avoir pris la mag-
nifique imagination de fon monde intelligible
lo. Dans Marcel Platonicien Zodiaq. chant
7. où l’on trouve des rêves à peu près fem-
blables ; i°. dans la Parmenide de Platon,
qui croyoit que les idées étoient des êtres
réels , difiinôs des créatures qui les apper-
çoivent hors d’elles. Ce fubtil Phüofophe
n’a donc pas même ici le mérite de l’inven-
tion , & encore ce mérite-là feroit-ii peu
d’honneur à l’efprit.
(. 19 ^ )
ne montrez pas us de fagacité à
la déco’jvr r,que d’adrelîe à laf.ure
connoïtre aux nutr s. Llclave des
préjugés, vous adoptez tout ; dupe
d’un phantôme ou d’uue appari-
tion , vous réaliiez les chimères
qui vous paffeat par la tête. Les
préjugés ont juftement été com-
parés à ces faux amis qu’il faut
abandonner, dès qu’on en a recon-
nu la perfidie. Èh ! qui la doit
reconnoitte , qui doit s’en garantir
fl ce n’efl un Philofophe ?
Ce n’eft pas tout : non-feulement
vous voyez tout en Dieu, excepté
vos extravagances & vos folies ,
mais on a remarqué que vous en
faites un machinilte fi mal- habile,
que l'on ouvrage ne peut aller , fi
l’ouvrier ne le fait mouvoir fans
celfe , comme fi vous aviez pré-
tendu par cette idée Cartéfienne >
faire trouver peu furprenant que
Dieu fe fût repenti d’avoir fait
l’homme.
Après
( 193 )
Après cela , Mallebranche , au»
riez-vous donc prétendu au rang
des Génies ^ c’ed-à-dire de ces el-
prits heureufement faits pour con-
noître & expofer clairement la vé-
rité ? Que vous en êtes different!
Mais fans doute on vous prendra
pour un efprit célelte , éthéré , dont
les fpéculations s’étendent au-delà
du douzième ciel de Ptolomée ; car
des idées 'acquifes par les fens,que
dis-je ? les idées innées de Defcar-
tes ne vous fuffifent pas ; il vous en
faut de divines , puifées dans le fein
de rimmenfité, dans l’infini: il vous
faut un monde fpirituel , intelli-^
gible [ ou plutôt inintelligible ] ,
oü fe trouvent les idées , c’effà-
dire , les images, les repréfenta-
tions de tous les corps , au hazard
d’en conclure que Dieu eff tout
ce qu’on voit , & qu’on ne peut
faire un pas , fans le trouver dans
ce vafle Univers , félon l’idée que
Lucain exprime ainfi dans le neu-
N
, , ( '94 )
vie me livre de fa Pharfale ,
Jupîter eft quodcumque vides , quocumquc
moveris.
Célébré Leibnitz , [ ^? ] vous rai-
( a ) Leibnitz fait confifter l’efTence ,
l’être , ou la fubftance ( car tous ces mots
font fynonimes ) dans des Monades , c’eft-
à-dire , dans des corps fimples , immuables,
indiflblubles , folides , individuels , aïant
toujours la même figure & la même maf-
fe. Tout le monde connoît cas Monades ^
depuis la brillante acquifition que les Leib-
nitiens ont faite de Me. la Marquife du Chatte-
let. Il n’y a pas , félon Leibnitz , deux
particules homogènes dans la matière , elles
font toutes differentes les unes des autres.
C’eft cette confiante hétérogénité de chaque
élément , qui forme & explique la diverfité
de tous les corps. Nul être penfant , & à
plus forte raifon Dieu ne fait rien fans choix,
fans motifs qui le déterminent. Or fi les
atomes de la matière étoient tous égaux ,
on ne pourroit concevoir pourquoi Dieu
eût préféré de créer & de placer tel atome
ici, plutôt que là, ni comment une matière
homogène eût pu former tant de dift'erens
corps. Dieu n’aïant aucun motif de pré-
férence , ne pourroit créer deux êtres fem-
blables poffiblcs. Il eft donc néceflaire qu’ils
foient tous hétérogènes. Voila comme on
[ 195 )
fonnés à perte de vue fur l’être, &
la fubllance, vous croïés connoître
combat l’homogénéité des élémens par le
fameux principe de la raijhn fuffifante. J’a-
voue qu’il n’ell; pas prouvé qu’un élément
doive être lïmilaire , comme le penlbit M.
Boérhaavc ; mais réciproquement parce qu’on
me dit que Dieu ne fait rien fans une raîfon
qui le détermine , dois - je croire que rien
n’ell égal , que rien ne fe reffemble dans la
nature, & que toutes les Monades ou Effen-^
ces font differentes ? Il eft évident que ce
fyftême ne roule que fur la fupolîtion de ce
qui fe paffe dans un être qui ne nous a don-
né aucune notion de fes atributs. Mr. Clar-
ke & plufieurs autres Philofophes admettent
des cas de parfaite égalité , qui excluent tou-
te raijon Lcibniticnne ; elle feroit alors nort
pas fuffifante , mais inutile, comme on le dit
dans le texte.
Comme on dit V homme & le monde de Dep-
cartes , on dit les Monades de Leibnitz , c’eft-
à-dire, des imaginations. 11 eft poffible, je
le veux, qu’elles fe trouvent conformes aux
réalités. Mais nous n’avons aucun moïert
de nous affurer de cette conformité. Ilfau-
droit pour cela connoître la première déter-^
mination de l’être, comme on connoît celle
de toute figure , ou effence géométrique ^
par exemple ^ d’un cercle , d’un triangle ^
&c. mais de pareilles connoiffances ne pour-
roient s’acquérir qu’au premier inftant dé l?i
%
( 196 )
l’eflence de tous les corps. Sans
vous , il eft vrai , nous n’euffions
création des êtres , à laquelle perfonne n’a
allitté : & cette création même ' eft encore
une hypothèfe qui foufFre des difficultés in-
furmontables , lefquelles ont fait tant dA-
thées , & la moitié de la baze fondamentale
du Spinofifme.
Puifque nous ne connoifTons pas la fubf-
tance , nous ne pouvons donc iavcir fi les
élémensdela maticre font fimilaires ou non,
& fi véritablement le principe de larmJ'onfHf-
fifante en eft un. A dire vrai, ce n’eft qu’un
principe de fyftême , & fort inutile dans U
recherche de la vérité. CeuX' qui n’en ont
jamais entendu parler , favent par les idées
qu’üs ont acquifes , que le tout, par exem-
ple , eft plus grand que fa partie ; & quand
ils connoîtroient ce principe , auroient-ils
fait un pas de plus , pour dire que cela eft
vrai, parce (\Vl il y a dans le tout cfuelque chofe
qui fait comprendre pourquoi il eji plus grand
que fa partie ?
La Philofophie de M. Leibnitz porte en-
core fur un autre principe , mais moins cé-
lébré , & encore plus inutile , c’eft celui de
contradidion. Tous ces prétendus premiers
principes n’abrégent & n’éclaîrciftent rien ;
ils ne font eftimables & commodes , qu’au-
tant qu’ils font le réfultat de mille connoif-
faiices particulières , qu’un Général d’Ar-
mée , un Miniltre , un Négociateur , &c.
C 197 )
jamais déviné qu’il y eût des mo-
nades au monde , & que l’Ame
peuvent rédiger en axiomes utiles & impor-
tans.
Ces êtres , qui féparés font des monade!^
ou la fubftance , forment par leur affembla-r
ge les corps , ou l’étendue , étendue méta-
phyfique , comme je l’ai dit chap. iv. puif-
qu’elle eft formée par des êtres Amples , par-
mi lefquels on compte l’Ame fenfitive &
raifonnable. Leibnitz a reconnu dans la ma-
tière 1°. non feulement une force iCinertie ,
mais une force motrice , un principe d'aÜion ,
ou autrement une nature. 2°. Des percep-
tions & des fenfations femblables en pe-
tit à celles des corps animés, ün ne peut
en effet les refufer , du moins à tout ce qui
n’eft pas inanimé.
Leibnitz remarque 3®. qne dans tous les
tems on a reconnu la force motrice de la
matière ; 4®. que la dodrine des Philofo-
phes fur cette propriété effentielle , n’a com-
mencé à être interrompue qu’au tems de
Defeartes. yo. Il attribue la même opinion
aux Phiiofophes de fon tems. 6®. Il con-
clut que chaque être , indépendamment de
tout autre , & par la force qui lui eft pro-
pre , produit tous fes changemens. y®. Il
voudroit cependant partager cet ouvrage en-
tre la caufe première , & la caufe féconde.
Dieu & la nature ; mais il n’en vient à bout
que par des diftindions inutiles , ou par de
N 3
( 198 )
en fût une 5 nous n’eulFions point
connu ces fameux principes qui ex-
frivoles abftrafHons.
Venons au fyllême de l’harmonie prééta-
blie ; c’eft une fuite des principes établis ci-
devant. Il confifte en ce que tous les chan-
gemens du corps correfpondent fi parfaite-
ment aux changemens de la Monade appel-
lée efprit , ou /^me , qu’il n’arrive point de
mouvemens dans l’une auxquels ne coéxifte
quelque idée dans l’autre , & vice versa.
Dieu a préétabli cette harmonie en faifant
choix des fubfiances , qui par leur propre
force produiroient de concert la fuite de leurs
mutations., de forte que tout fe fait dans l’A-
me , comme s’il n’y avoit point de corps ;
& tout fe palfe dans le corps , comme s’il
n’y avoit point d’Ame.
Leibnitz convient que cette dépen-
dance n’eft pas réelle , mais métaphifique
ou idéale.
Or eft - ce par une fiélion qu’on peut
découvrir & expliquer les perceptions
Les modifications de nos organes femblent
en être la vraie caufe ; mais comment cette
caufe produit-elle des idées ? réciproquement
comment le corps obéit-il à la volonté ?
comment une monade fpirituelle , ou inéten-
duë , peut-elle faire marcher à fon gré tou-
tes celles qui compofent le corps , & en
gouverner tous les organes? L’Ame ordon-
ne des mouYemens doiit les moïens lui font
( 199 )
cluent toute égalité dans la natu-
re, & expliquent tous les Phéno-
mènes par une raifon plus inutile
que fuffifante : & vous , (a) WolfF
fon illullre difciple , commenta-
inconnus ; & dès qu’elle veut qu’ils foient,
ils font , aulîi vite que la lumière fut. Quel
plus bel appanage , quel tableau de la Divi-
nité ! qu’on me dife ce que c’eft que la ma-
tière , & quel efl: le mccanifme de l’organi-
fatîon de mon corps , & je répondrai à ces
queftions. En attendant on me permettra de
croire que nos idées ou perceptions ne font
autre chofe que des modifications corporel-
les , quoique je ne conçoive pas comment
des modifications penfent , apperçoivent ,
&c.
( Æ ) J’ai donné une idée très - fuccinte
des fyftêmes des trois grands Philofophes.
Voici l’abrégé de celui de WolfF, fameux
commentateur de Leibnitz & qui ne cède en
rien à tous les autres. Il définit l’être fouf
ce qui eji pojfible , & la fubftance un Jujet
durable ^ modifiable. Ce qu’on entend par
fujet , ou fubjlratum , comme parle Locke,
efl; une chofe qui efl , ou qui exifte en elle-
même & par elle -même : ainfi elle peut
être ronde , quarrée , &c. au contraire les
accidens font des êtres qui ne fubfiftcnt point
par eux - mêmes , mais font dans d’autres
êtres , auxquels ils font inhérens , comme
N 4
( 200 )
teur original , jufqu’à donner vo-
tre nom à la feéte de votre mar-
ies trois côtés font dans un triangle. Ce font
donc des maniérés d’êtres , & par conféquent
ils ne font point modifiables , quoiqu’en
difent les Scholaftiques , dont la fubtilité a
été de faire du cercle & de fa rondeur deux
êtres réellement diftinêls ; ce qui me furprend
d’autant plus, qu’ils ont eux -mêmes le plus
fouvent confondu la penfée avec le corps.
L’elfence . ou l’être, félon WolfF, efi for-
mé par des déterminations effentielles , qu’au-
cune autre ne détermine', ou qui ne’préfup-
pofent rien par où l’on puilfe concevoir leur
cxillence. Elles font la fubftance , comme
les trois côtés font le triangle. Toutes les
jlropriétés , ou ipus les atributs de cette fi-
gure découlent de ces déterminations elfen-
tielles , & par conféquent quoique les atri-
buts foient des déterminations confiantes , ils
fuppofent un fujet qui les détermine , quel-
que chofe qui foit premier , avant tout , qui
foit le fujet , & n’en ait pas befoin. C’eft
ainli que Wolff croit marquer ce en quoi
confifte la fubftance , contre Locke , Philo-
lophe beaucoup plus fage , qui avoué qu’on
n’en a point d’idée, je paflTe fous filence
fes déterminations variables ; ce ne font que
des modifications. Tout cela ne nous don-
ne pas la moindre notion de l’être , du fou-
tien, ou fupportdes atributs, de ce fujet dont
les modes varient fans cefife. Pour connoî-
(^201 )
tre, qui s’accroît tous les jours fous
vos aufpices , le fyttême que vous
tre l’efTence de quelque chofe que ce foît ,
il faudroit en avoir des idées qu’il eft impof-
fible à l’elprit humain d’acquérir. Les objets
furlefquels nos fens n’ont aucune prife ,font
pour nous, comme s’ils n’étoient pas. Mais
comment un Philofophe cntreprent- il de
donner aux autres des idées qu’il n’a pas lui-
même ? Voïés WolfF Infi. de Phyf. fur tout
chap. 3.
„ L’être fimple ou l’élément n’eft ni éten-
„ du, ni divifible , ni figuré, il ne peutrem-
„ plir aucun efpace. Les corps réfultent de
„ la multitude & de la réünion de ces êtres
,, fimples , dont ils font compofés , &com-
„ me on dit, des aggregats. L’imagination
„ ne peut dillinguer plufieurs chofes entre-
„ elles , fans fe les reprefenter les unes hors
„ des autres ; ce qui forme le phénomène
„ de l’étenduë, qui n’efipar conféquent que
„ métaphylique , & dans laquelle conlîfte
„ l’elfence de la matière. „
Non feulement l’étendue n’eft qu’une ap-
parence , félon Wolif , mais la force mo-
trice qu’il admet , la force d’inertie , font
des phénomènes, ainfi que les couleurs mê-
mes , c’eft-à-dire des perceptions confufes
de la réalité des objets, Ceci roule fur
une faufle hypothèfe des perceptions. WolfF
fuppofe “ que nos fenfations font compo-
„ fées d’un nombre infini de perceptions
( 20 % )
enibelliffés par la fécondité & la
fubtilité d’idées merveilleufement
,, partielles , qui toutes féparément repré-
„ fentent parfaitement les êtres Amples, ou
,, font femblables aux réalités ; mais que
„ toutes ces perceptions, fe confondant en
,, une feule , repréfentent confondues des
„ chofes diftinêtes. „
Il admet contre Locke des perceptions
obfcures dans le fommeil , dont l’Ame n’a
point connoiffance ; & par conféquent il croit ,
avec Mallebranche, que l’Ame penfe toujours,
au moment quelle y penfe le moins. Nous
avons prouvé ailleurs le contraire. Mais
fuivant Wolff , toute fubftance Ample n’eft
pas douée de perceptions ; il en dépoüille
les monades Leibnitiennes , & ne croit pas
que la fenfation foit une fuite & comme un
développement néceATaire de la force mo-
trice. 'D’où il fuit , contre fes propres prin-
cipes , que les perceptions ne font qu’acci-
dentelles à l’Ame & par conféquent en-
core il eft auffi contradiâoire , que gratuit,
d’affûter , comme fait Wolff , que l’Ame
cil un petit monde fenfitif , un miroir vi-
vant de l’Univers qu’elle fe repréfente par
là propre force, même en dormant. Pour-
quoi cela? Ecoutez [ çar cela eA fort im-
portant pour expliquer l’origine & la géné-
ration des idées ] : parce que l’objet qui
donne la perception, eft né avec toutes les
parties du inonde , & qu’ainA les fenfatîons
( 2-03 )
fuivies , eft fans doute les plus in-
génieux de tous. Jamais fans dou-
tiennent à l’Univers par nos organes.
Je ne parle point du fyftème de rharmo-
nie préétablie , ni des deux principes fameux
de Leibnitz , le principe de contradiBion , &
le principe de la raifun fuffifante. C’eft une
dodrine qu’on juge bien que WolfF a fait
valoir avec cette fagacité , cette intelligence ,
cette juftelfe , & même cette clarté qui lui
eft propre , (î ce n’eft lorfqu’elle vient quel-
quefois à fe couvrir des nuages de l’Onto-
logie.: exemple fi contagieux , dans une fede
qui s’accroît tous les jours , qu’il faudra
bientôt qu’un nouveau Defeartes vienne
purger la Métaphyfique de tous ces termes
obfcurs dont l’efpric fe repaît trop fouvent.
La Philofophie Wolfienne ne pouvoir fe
difpenfer d’admettre ce qui fervoit de fon-
dement à la Leibnitienne ; mais je fuis fâché
d’y trouver en même tems des traces du
jargon inintelligible des écoles.
je viens encore un moment à la force
motrice. G’efi , comme dit Wolff , “ le
,, réfultat des differentes, forces adives des
„ élémens , confondues entr’clles ; c’efi:
„ un effort des êtres fimples qui tend à
„ changer fans ceffe le mobile de lieu.
„ Ces efforts font femblables à ceux que
„ nous faifons pour agir. „ Wolff en fait
lui-même de bien plus grands fans doute ,
pour que Dieu , témoin de cette adifin de la
( 2.04 )
te l’efprit humain ne s’eft fi con-
féquemment égaré : quelle intelli-
nature qui fait tout dans le fyftême de ce
fubtil Philofophe, ne rcflepas oifif,& ,pour
ainli dire, les brascroifés devant elle. Mais
dans ce partage il n’eft pas plus heureux que
fon Maître. C’eft toujours la nature qui
agit feule , qui produit & conferve tous les
phénomènes. Le choc des fubftances les unes
fur les autres fait tout , quoiqu’il ne foit
pas décidé s’il eft réel , ou apparent : car
en général les Lcibnitiens fe contentent de
dire que nous ne pouvons juger que fur des
apparences , dont la caufe nous eft incon-
nue. Tant de modeftie a dequoi furprendre
dans des Philofophes fi hardis , fi témérai-
res à s’élever aux premiers principes , qui
cependant , dans l’hypothèfe desîfperceptions
Wolfiennes , dévoient au premier coup
d’œil paroître incompréhenfibles.
Il étoit , ce me femble , curieux & uti-
le d’obferver par quelles voies les plus grands
génies ont été conduits dans un labyrinthe
d’erreurs , dont ils ont en vain cherché l’if-
fuë. La connoiffancc du point où ils ont
commencé à s’égarer , à fe féparer , à fe
ralier , peut feule nous faire éviter l’erreur ,
& découvrir la vérité, qui eft fouvent fi pro-
che d’elle , qu’elle la touche prefque. Les
fautes d’autrui font comme une ombre qui
augmente la lumière , & par conféquent rien
ii’eft plus important dans la recherche de la
( 2 . 05 - )
gencc , quel ordre , quelle clarté
préfident à tout l’ouvrage ! De fî
grands talens vous font à julte titre
regarder comme un Philofophe
vérité , que de s’aflSrer de l’origine de nos
erreurs. • Le premier Antidote , eft la con-
noiffance du poifon.
Mais fi tant de beaux génies fe font laif-
fés aveugler par l’efprit de fyftême, l’éciieil
des plus grands hommes , rien doit-il nous
infpirer plus de méfiance dans la recherche
de la vérité ? Ne devons-nous pas pcnfer
que tous nos foins , nos projets doivent
être de refter toûjours attachés au char de
la nature , & de nous en faire honneur , à
l’exemple de ces vrais génies , les Newton,
les Boërhaave , ces deux g'orieux efclaves
dont la nature a fi bien récompenfé les fer-
vices. ( Büèrh. de honore Med. fervit.) Mais
pour arriver à ce but , il faut fe défaire cou-
rageufement de fes préjugés , de fes goûts
les plus favoris pour telle ou telle feâe ,
comme on quitte d’anciens amis dont on re-
connoît la perfidie. Il eft aftex ordinaire
aux plus grands Philofophes de fe vanter ,
comme les petits Maîtres ; ceux-ci ont ob-
tenu des faveurs de femmes qu’ils n’ont ja-
mais ni vûës ni connuës ; ceux-là préten-
dent «■yoîr /« ««rare le fait comme
dit un fameux Néologue , qu’elle leur a ré-
vélé tous fes fécrets , & qu’ils ont , pour
( 2o6 )
tfès-fupérieur à tous les autres, &
à celui même qui a fourni le fond
delà Philofophie Wolfienne. La
chaîne de vos principes eit bien tif-
fuë , mais l’or dont elle paroît for-
mée , mis au creufet , ne paroît
qu’un métal impolleur. Eh ! faut-
il donc tant d’art à enchalfer l’er-
reur , pour mieux la multiplier ,
tandis que la trille vérité gémit
fans appui & fans proteéleurs, qui
la tirent de l’obfeutité , où elle
tient , pour ainfi dire , compagnie
au vrai mérite. Ambitieux Méta-
phyficiens ,qui femblés avoir affilié
à la création du monde , ou au dé-
brouillement du cahos , vospremiers
principes ne font que des fuppoli-
ainfi dire , tout vû , tout entendu , lors mê-
me que la nature garde encore plus de voi-
les , que jamais n’en eut Tardes Egyptiens.
Pour avancer dans le chemin de la vérité ,
qu’il faut fuivre une conduite differente ! Il
faut ffiire afliduëmenr les mêmes pas aved
la nature, toujours aidé ,( comme dit M*. la
Marquile du Chattelet à M. ) du bâton de
l’obfervation & de l’expérience.
C 2-07 )
tiens hardies , qui n’ont pas l’art de
me féduire , & où le génie a bien
moins de part qu’une préfomptueu-
fe imagination. Cependant qu’on
vous appelle, fi l’on veut, de grands
génies , parce que vous avés re-
cherché & que vous vous êtes van-
tés de connoître les premières cau-
fes ; pour moi je crois que ceux
qui les ont dédaignés >vous feront
toujours préférables ; & que lefuc-
cès des ( a ) Locke, des ( b )Boër-
) Æ ) i®. M. Locke fait l’aveu de fon
ignorance fur la nature de l’effence des
corps ; en effet , pour avoir quelque’idée
de l’être, ou de la fubftance, { car tous ces
mots font fynonimes '1 il faudroit favoir
une Géométrie inacceffible même aux plus
fublimes Métaphyficiens , celle de là na-
ture. Le fage Anglois n’a donc pu fe faire
une notion imaginaire de l’efTenre des corps,
comme Wolff le lui reproche fans aflez
de fondement.
2 o. Il prouve contre l’Auteur de ŸÂrt
de PeKfer ôc tous les autres Logiciens , l’i-
nutilité des fyllogifmes , & de ce qu’on
appelle Analyfes parfaites , par lefquelîes
on a la puérilité de vouloir prouver lesaiio-
1
( io8 )
haave , Sc de tous ces hommes fa-
ges, qui fe font bornés à l’examen
■nies les plus cvidens , minuties qui ne fe
trouvent ni dans Euclide , ni dans Clairaut.
Voyez Locke L. 4. c. ly. ff. 10. p. yyi.
55-2.
3'’. Il a cru les principes généraux très-
propres à enfeigner aux autres les connoif-
fances qu’on a foi-même. En quoi je ne fuis
pas de fon avis , ni par conféquenc de celui
de l’Auteur de la Logique, trop eftimée , que
je viens de citer , chap. 4. c. 7. Ce grand
étalage , cette multitude confufe d’axiomes ,
de propofitions générales fyftématiquement
arrangées ,, ne font point un fil afl'ûré pour
nous conduire dans le chemin de la vérité.
Au contraire cette méthode fyntétique, com-
me l’a fort bien fenti M. Clairaut , efl la
plus mauvaife qu’il y ait pour inftruire. Je
dis même qu’il n’eft point de cas , ou de
circonftances dans la vie , où il ne faille
acquérir des idées particulières , avant que
de les rappeller à des généralités. Si nous
n’avions acquis par les fens les idées de
tout , & de partie , avec la notion de la dif-
férence qu’il y a entre l’un & l’autre , fau-
rions-nous que le tout efl plus grand que fa
partie ? Il en efl ainfi de toutes ces vérités
qu’on appelle éternelles & que Dieu même
ne peut changer.
40. Locke a été le deftruéteur des idées
innées , comme Newton l’a été du fyftê-
des
( 2.09 )
des caufes fécondés , prouve bien
que l’amour propre ell le feul qui
me Cartcfien. Mais il a fait , ce femble ,
trop d’honneur à cette ancienne chimère, de
la réfuter par un li grand nombre de fol ides
réflexions. Selon ce Philofophe & la vérité ^
rien n’eft plus certain que cet'ancien axiome,
mal reçû autrefois de Platon , de Tim; e ,
de Socrate & de toute l’Académie : AihU
ejl in intelleBu , cjmd priùs non fuerit tn jen-
Ju. Les idées viennent par lesfens, les fen-
fations font l’unique fource de nos copnoif-
fances. Locke explique patelles toutes les
opérations de l’Ame.
fo. Il paroît avoir cru l’Ame matérielle,
quoique fa modeftie ne lui ait pas permis de
le décider. ” Nous ne ferons peut-être
,, jamais , dit-il , capables de décider,// ««
„ être purement matériel penfe ou non , &Cé
,, parce que nous ne concevons ni la ma-
„ tiere ni l’efprit. „ Cette lîmple réfléxioa
n’empêchera pas les Scholafliques d’argu-
menter en forme pour l’opinion contraire |
mais elle fera toûjours l’écüeil de tous leurs
vains raifonnemens.
6°. Il renonce à la vanité de croire que
l’Ame penfe toûjours ; il démontre par une
foule de raifons tirées du fommeil , de
Penfance , de l’apoplexie, &c. que l’homme
peut exifter , fans avoir le fentiment de fou
être : que non -feulement il n’eft pas évi-
dent que l’Ame penfe en tous ces éîatâ
( 210 )
n’en tire pas le même avantage ,
que des premières ! .
mais qu’au contraire , à en juger par l’ob-
fervation , elle paroît manquer d’idées , &
même de fentiment. En un nfjot, M. Locke
nie que l’Ame puiffe penfer & penfe réel-
lement , fans avoir confcience d’elle-même ,
c’eft-à-dire , fans fçavoir qu’elle penfe ,
fans avoir quelque notion, ou fouvenirdes
ebofes qui l’ont occupée. Ce qui efi: bien
certain , c’eft que l’opinion de ce fubtil
Métaphylicien efl: confirmée par les pro-
grès & la décadence mutuelle de l’Ame &
du Corps , & principalement par les Phé-
nomènes des maladies , qui démontrent clai-
rement , à mon avis , contre Pafcalmême,
c. 23. n, I. que l’homme peut fort bien
être conçu fans la penfée , & par^ confé-
quent qu’elle ne fait point l’être de
l’homme.
Quelle différence d’un Phîlofophe auflî
fage , auffi retenu , à ces préfomptueux
Métaphyficiens , qui ne connoiffant ni la
force ni la foibleffe de l’efprit humain ,
s’imaginent pouvoir atteindre à tout , ou
à ces pompeux Déclamateurs , qui comme
Abadie , de la vérité de la Religion Chré-
tienne , ) aboïent prefque pour perfuader ,
& qui par le dévot entoufiafme d’une ima-
gination échauffée , & pour ainfi dire , en
courroux , font fuir la vérité , au_ moment
même qu’elle auroit le plus de difpafition
( 2,îî )
Enfin Spinofa auroit-il préteû^
du au rang des Génies ? Non , cê
à fe laifler en quelque forte apprîvoiTer !
Pour punir ces illuminés fanatiques , ils fe-
ront condamnés dans la fuite à écouter
tranquillement , s’ils peuvent , Thiftoire des
difîérens faits que le hazard a fournis dans
tous les tems , comme pour confondre les
préjugés.
7®, Il eft donc vrai que M. Locke a lé
premier débroiiillé le cahos de la Méta=
phyfique , & nous en a le premier donné
les vrais principes , en rappel lant les chofes
à leur première origine. La connoilfance '
des égaremens d^autrui l’a mis dans la bonné
Voie. Comme il a penfé que les obferva^
lions fenfibles font les feules qui méritent
la confiance d’un bon efprit , il en a fait
la bafe de fes méditations ; par tout il fe
fert du compas de la juftefle , ou du flam^
beau de l’expérience. Ses raifonnemens font
aufli févères , qu’exempts de préjugés , de
partialité ; on n’y remarque point auffi cette
efpéce de fanatifme, d’irréligion qu’on blârtje
dans quelques-uns & dont l’imprudence
feule révolte. Eh ! ne peut-on fans paffion
remédier aux abus & fécoüef le joug des
préjugés ?
[ ] I®. M. Boërhaave a penfé qu’il
étoit inutile de rechercher les attributs qui
conviennent à l’être , comme à l’être; c’ell
ce qu’on nomme dcrmsres caufes Métaphy-
O %
( 212 )
n’eft qu’un monftre d’incrédulité ,
dont r Athéïfme reffemble affez bien
fiques. Î1 rejette ces caufes , &ne s’inquiète
pas même des premières Fhyfiques, telles que
les Elémens , l’origine de la première forme
des femences , & du mouvement ( Infi.Med.
XXVIII, )
2®. Il divife l’homme en corps, & en Ame,
& dit que la penfée ne peut être que l’opé-
ration de l’etprit pur : ^ xxvii ) Cependant
non-feulement il ne donne jamais à l’Ame
les épithétes de fpiritHelle & à'' immortelle ;
mais lorfqu’il vient à traiter des fens inter-
nes , on voit que cette fubftance n’cft point
fl particulière , mais n’efl: que je ne fai
quel fens interne , comme tous les autres ,
dont elle femble être la réünion.
30. Il explique par le feul mécanifme tou-
tes les facultés de l’Ame raifonnable; &juf-
qu’à la penfée la plus métaphyfique, la plus
intellectuelle , la plus vraie de toute éterni-
té , ce grand Théoricien foumet tout aux
loix du mouvement : de forte qu’il m’eft
évident qu’il n’a connu dans l’homme qu’u-
ne Ame fenfitivc plus parfaite que celle des
Animaux. VoVe2 fes leçons données par MM.
Haller & de la Mettrie , les Inftitutions qui
en font le texte , fur-tout de fenjib. Inter ti.
& fes Difeours de honore Medic. fervitut. àe
nfu ratiocinii Mecaniei in Medicinâ , de toï»’’
parando terto in Phyf . , ,
( 2-13 )
su labyrinthe de Dédale , tant il a
de tours & de détours tortueux.
40. On fait ce qu’il en penfa coûter à
cet honnête Philofophe , pour avoir femblé
prendre le parti de Spinofa devant un in-
connu avec lequel il voyageoit ( vie de
Boërh. par M. de la Mettrie ; Schultens
in Boërh. Laud. Mais au fond perfonne ne
fut moins Spinofifte ; par tout il reconnut
l’invilible main de Dieu ; c’eft elle , félon
lui , qui a tilfu jufqu’aux plus petits poils
des corps animés ; c’eft elle qui a formé ces
parties cachées , pour des futurs ufages ,
telles que le poumon , la valvule du trou
ovale , le papillon enfermé dans la chenille,
les dents dans les mâchoires : c’eft elle qui
a fait les unes pour broyer , les autres pour
couper , & qui a donné à toutes enfemblc
la mécanique des c i féaux , qui leur étoitné-
celfaire : d’où l’on voit combien Boërhaave
étoit different de ces deux Epicuriens Mo-
dernes , Gaffendi & Lamy , qui n’ont pas
voulu voir que les inftrumens du corps hu-
main font faits pour produire certains mou-
vemens déterminés , s’il' furvient une caufe
mouvante ( Boërh . Inft. Med. XL. , ) &
qui plus aveugles que le concours fortuit
d’Atômes qu’ils ont adopté , fe font aban-
donnés à toute l’étendue du fyftême Lu-
crétien ( De Natur. Ker. L. iv. ) Enfin
lorfqu’il s’agit d’expliquer la correfpondan-
ce mutuelle du cprpsôc de l’Ame, otj Boër-
O 3
( ^^4 ) .
Le fil de la Géométrie qui devoît
le conduire , ne fert qu’à l’égarer.
Ne connoilTant ni Dieu , ni Ame ,
Cartéfien outré , il fait de l’hom-
me même, un véritable automate,
une machine affujettie à la plus
confiante néceffité , entraînée par
un impétueux , comme
un vaiiTeau,par le courant des eaux,
La fagelîe , l’honneur , la probité ,
îa vertu ne font que de vains fons;
tout eft hazard , ou dctlin. Il n’y
a ni bien , ni mal , ni juüe ,
ni injufte , ni ordre , ni défordre ;
Ja nature y réclame en vain fes
haave fe tire de li , en n’admettant au fond
«qu’une feule fubftance , ou i: fuppofe des
loix Cartéfiennes établies par le Créateur , fe-
]on lefquelles de tel mouvement corporel
il fait s’élever telle penfée dans l’Ame & ré-«
dproouement , &c. il avoué qu’il tft inutile
aux Médecins de connoître ces loix , &
qu’il eft impoftible à tous les hommes de
venir à bout de les découvrir. Je con-
clus de tout cela que grand Boërhaa-
ve fut le plus éclairé & '1e plus fage des
Déïftçs,
( 115 * )
droits r & la confcience même y
eft totalement étouffée. On la re-
garde comme un baromètre trop
infidèle pour marquer le dégré pré-
cis des vertus & des vices , puif-
qu’elle s’éteint dans tous les cas
où les nerfs font comprimés à leur
origine , fe racornit ou s’émoufTe
chez les fcélérats. On veut enfin
que nos principes naturels ne foient
que nos principes acoutumés. Et
c’eft une erreur dans laquelle a
donné Pafcal , lorfqu’il dit qu’il
craint bien que la nature ne fait
une première coutume , ^ que la
coutume ne foit une fécondé ita~
ture. Dans ce fyftême , qui a été
celui de Xénophanes , de Méliffus,
de Parmenide , & de tous les an-
ciens Athées, celui qu’on pend eft
injuftement pendu , puifqu’il n’a
pu fe difpenfer de faire ce qu’il a
fait ; mais il ne l’eft cependant pas
fans raifon, parce que ce feroit au-
torifer le meurtre de Citoïens nér
( ii6 )
cefTaires à l’Etat , que de le lailîer
impuni. [ <2 .]
[_ a '] Voici en peu de mots le Syftéme
de Spinofa. Il foutiem , i®. qu’une fub-
ftance ne peut produire une autre fubftance.
a®. Que rien ne peut être créé de rien. 3®.
Qu’il n’y a qu’une feule fubftance , parce
qu’on ne peut appeller fubftance , que cç
qui cft éternel & indépendant de toute caufe
f^upérieure , que ce qui exifte par foi-même
& néceffairement. Il ajoûte que cette fub-^-*
fiance unique , ni divifée , ni divilible, eft
non -feulement doüée d’une infinité de per-
feêiions , mais qu’elle fe modifie .d’une in^
ünité de maniérés ; en tant qu’étendue , les
corps & tout «e qui occupe un efpace ; en
tant que penfée , les âmes & toutes les in-
telligences font fes modifications : le tout
cependant refte immobile , & ne perd rien
de fon elTence pour changer.
Il faut avoüer que voila un hardi Athée;
car il n’y a certainement aucune preuve qui
nous convainque que la fuprême Intelligence
doive être placée dans la matière ,‘pas mê-
me dans la matière ignée ou éthérée dans
laquelle les anciens Hébreux , Alchymiftes,
& Auteurs Sacrés avoient mis le trône de
la Divinité , comme le dit M. Boërhaavc
dans fon traité du Feu , & d’où , fuivant
eux , Dieu lance des feux vivifians fur toute
la nature : comme fi le feu & l’éther même
qui donnent le mouvement à tous les corps*
( II7 )
Nous avons examiné ceux qui
n’ont été que Philofophes ; palTons
aux Philofophes beaux efprits , &
voions quelle part peuvent préten-
dre au Génie ceux qui paflent pour
en avoir le plus. Nous pafferons
ici fous filence non feulement les
Anciens, comme nous avons déjà
ne le recevoient pas eux-mêmes des caufes
qui nous font inconnues.
Spinofa définit les fens , conféquemment
à fes principes , des mouvernens de l' Ame ,
cette partie penfante de ^Univers , produits
par ceux des corps , pui Çont des parties éten-
dues de PUnivers. Mais cette définition eft
évidemment fauffe , puifqu’il eft prouvé i».
que la penfée n’eft qu’une modification ac-
cidentelle du principe fenfitif , qui par con-
féquent n’eft point une partie penfante du
inonde : que les chofes externes ne font
point repréfentées à l’Ame , mais feulement
quelques propriétés differentes de ces cho-
ies , toutes relatives & arbitraires ; & qu’en-
fin la plupart de nos fenfations , ou de
nos idées dépendent tellement de nos or-
ganes, qu’elles changent fur le champ avec
eux. Mais je n’entreprens point de -réfuter
Spinofa ; il raifonne fi mal , que je fuis
furpris qu’il ait été jufqu’à piéfent fi mal
réfuté.
( xi8 )
fait 5 maïs nous nous bornerons à
peu d’illuitres Modernes.
On a trouvé trop fort l’efpéce
de parallèle que j’ai fait de Mr. de
de Voltaire avec Corneille & Ra-
cine ; je vais le jultifier. Je ré-
ponds qu’il n’eil en effet ni l’un
ni l’autre. Corneille femble avoir
paffé les bornes de l’efprit hu-
main ; c’eft un vrai génie , & le
feul que nous ayons dans fon gen-
re. Racine qui avoit le cœur
plus tendre tV l’Ame moins éle-
vée que Corneille , a mis beau-
coup d’amour dans fes Tragé-
dies , [ car c’efl le tempérament
qui décide par tout , dans les
goûts qu’on a , dans les hypo-
thèfesjdans les raifons qu’on ima-
gine pour expliquer un Dogme
de Religion , dans les profeiîions
qu’on embraffe , &c. ] un amour
pur , délicat , filé avec tout l’art
imaginable. Ses pièces font bien
foütenuës dans leur verfification j
( XI9 )
comme dans leur conduite. Quel-
le Poëfie ! Quelle pompe! Quelle
douceur ! Quelle oreille ne feroit
pas flattée des Vers où le Poète
a le plus exercé fa lime , tels que
ceux de Phèdre , qu’il fut deux
ans à verfifier ! Voltaire fembla-
ble à Virgile, a des endroits foi-
bU s , trop peu travaillés ; il ne
s’élève que par détails , & il tom-
be fouvent après la plus belle ti-
rade. Mais que ces détails font
beaux & fréquens ! Quelle har-
monie ! Quelle facilité ! fupérieur
à Racine même par l’une & l’au-
tre ,ilne peut , à mon avis, être
comparé qu’au Prince des Latins.
Corneille éleve les hommes au-
deflus d’eux - mêmes , leur Ame
n’a pas tant de grandeur ; Racine
les peint tendres & amoureux ;
fon Théâtre ne retentit que de
foupirs & de langueurs. Ils nous
montrent tour-à-tour , comme dit
fort Tien M. de la Motte , ce
( 2 , 2,0 )
que le cænr a de plus tendre , ce
que r efprit a de plus grand.
Voltaire plus Philofophe a mieux
connu l’homme ; il n’elt chez lui
ni toujours Romain , ni toujours
amoureux , mais il eft toûjours
être penfant. Que de traits har-
dis , que de réflexions neuves ,
frappantes , que de vérités rendues
avec force !
Avec moins d’art pour la con-
duite parfaite d’une Tragédie ,
que Corneille & Racine , avec
beaucoup moins de génie que le
premier de ces deux hommes illu-
llres , je penfe donc queM. de V....
a plus , & fur-tout beaucoup plus
d’efprit que Racine , de cet efprit
qui coule du pinceau de la plus
heureufe imagination , & fait à la
fois le Peintre de la vérité & celui
de l’agrément. Plus Philofophe
que l’un & l’autre, c’eft le premier
Poétequiait ofé faire penferriiom-
me fùr nos Théâtres. De^ Vers
( )
auflî harmonieux * auffi fonores 5
aufli penfés que les liens , le font
déjà regarder à jufte titre comme
le plus grand Poëte qui ait jamais
paru dans les détails. Tel eft le
jugement de fes contemporains - ils
craignent même, à ce que j’entre-
vois , que la poftérité n’en juge
encore plus favorablement. C’eft
ainfi que Voltaire jouit vivant de fa
mémoire , quoiqu’il eût modelte-
ment promis d’attendre qu’il fût
mort pour apprendre quelle efl; fa
place. Il mérite fans doute lapre-
miere dans le Temple du goût, de
l’efprit & des talens.
Que je plains les Auteurs forcés
d’appeller du jugement de leur lié-
cle à la polterité ! 11 vaut mieux
être un peu loüé pendant la vie ,
que d’être comblé d’éloges après
la mort. Vraifemblablement il y a
peu d’Ecrivains qui ne relTemblent
à cette coquette de la Comédie
^ dkïbïaàe , qui dit qu’elle aime^
( Zll )
rû^f mieux être bien moins aima^
ble , @ rencontrer quelqu'un qui
lui fît compliment. Mais par mal-
heur on ne rencontre jamais la pof-
térite*
Que dis-je ! M. de V... & peu d’au-
tres avec lui , la trouvent fur leurs pas
cette chimérique poflérité ; elle fe
réalité pour eux dans le plaifir que
les gens de goût , les vrais con»
noiffeurs ont à les lire , ou à les en-
tendre. Etre témoin de ce plai-
fir , de l’empretfement du Public,
lorfqu’on affiche Zayre ou Mêro-
pe , c’eft un bien auquel je facri-
fierois tous les hommages de nos
derniers neveux. Qu’un tel fuc-
cès, que ces larmes de fentiment
& de volupté, que ces nuées d’ap-
plaudiffiemens par lefquels un Poè-
te Tragique etl forcé de fe mon-
trer au Parterre , qui femble lui
crier -vivat , comme au Roi des
Auteurs ; qu’une gloire- fi fort au
deffijs des autres gloires , le ven»
( 2,13 )
gent bien des difcours de Marte
Alacoque , de la jaloufe fureur de
ce pefant Abé [ ce vil fripier
• crits , que l'intérêt dévore ce
vil mortel , qu'il écrafe en paf-
Jant.... cet ignorant Zoile , qui
quatre fois par mois , éléve en
frémijfant une voix imbécile , 8t
dont la haine a formé tous les
fons , &c. ] & pour une porte fer-
mée 5 lui ouvrent celle de tous les
cœurs.
Voltaire, il eftvrai, n’eft ni Cor-
neille , ni Racine , comme Ra-
meau n’eit pas Lulli ; mais il eft
Voltaire. C’elt d’un tel nom qu’on
peut dire qu’il fuffit de l’avoir
nommé. Lorfqu’un Auteur re-
çoit de fes contemporains ce tri-
fcut d’éloges qu’on n’a le droit
( ce droit eft aulli honteux pour
le public , que cruel pour l’Auteur , )
d’attendre que de la poftérité , la
rhordante fatyre aiguife envain fes
traits , & la critique eft une ombre
( )
qui donne ^du lujire au tableau.
Rouffeau efi; , je l’avoue ,un plus
grand Poète. Quel feu ! Quel en-
tou fiafme ! Quelles images ! Quelle .
richelTe & de rimes & d’idées !
Quel heureux délire ! Quelle fou-
•gue ! Que de nobles écarts ! Tous
■les reiTorts de l’imagination fe fe-
:foient-ils à la fois débandés , ou
plutôt bornés aux petites fphéres
des objets quelle embrafle ? [ i ]
femblable à ces jets d’eaux dont
lediamêtre tSS. Anguftïé cette rian-
te & féconde partie de l’Ame n’en
deviendroit-elle pas en quelque
forte plus élallique ^ & par -là plus
forte , & plus magnifique dans fes
productions ? Oui fans doute, il efl
plus aifé de remplir un petit cercle
d’idées , que de parcourir avec
[ I ] Les Vers qu’on a faits à la louange
du Roi , prouvent cependant que ces petits
objets font fort grands pour la plûpart des
Poëtes ; & fans doute l’Auteur de ŸOde de
la Fortune &c. Les eût facilement furpaL
fé tous.
fiîccès
( 2L15' )
fuGcès la plus vafte carrière ; &
Ton peut , à l’exemple [ i ] de la
nature , avoir en force ce qui man-
que en étendue. Roufléau n a ja-
mais ofé chauffer le Cothurne 3
& il a échoüé dans la Comédie ;
ce qui prouve les bornes de fqn
génie , & combien il feroit peu
fenfé de le comparer au favori de
Melpomène.
Enfin , quoique M. de C... mon-
tre peut-être autant de génie dans
fes pièces , que de dureté dans fes
Vers , & que Rhadamijîe & Elec^
tre aient bien mérité leur prodi-
gieux fuccès , à tout prendre ,
qu’il eft inférieur au Poète régnant !
Je ne dis rien de M. P... Cortès
a décidé fon fort ; l’Ode , fur-tout
obfcène , l’eût peut-être élevé à
Roufiéau , & rOpéra Comique à
Il î ] Je ne fais fi on me permettra cette
allufion aux mufcles de nos corps , qui onî
d’autant plus de vigueur , qu’ils font plu®
coûts.
P
( 7.^6 )
Favart. Pourquoi ne pas fuivre fon
génie ?
Ilelt un autre Ecrivain célébré,
qu’on regarde comme le Coriphée
de la Littérature & du Pinde, par-
ce qu’il en efl le Neftor. L’Auteur
du î^emple dît G ont le peint ingé-
nieufement dans ces jolis vers :
,, D’une Planette ,à tire d’aîle ,
5, En ce moment il revenoit ,
„ Avec Quinaut il badinoit ,
,, Avec Mairan il raifonnoit ,
„ D’une main légère il tenoit
,, Le compas , la plume , & la lyre.
'Légère fans doute , car non-
feulement il n’a pas fait un feu! pas
au-delà des autres en Mathémati-
ques , & en Pliilofophie , trop
content de manier & d’embellir
les penfées de fes confrères pen-
dant une très-longue fuite d’an-
nées ; mais fes préjugés pour fon
premier lait Philofophique , ( îe
( 117 )
Cartéfianifme , ) l’ont empêché lui
& M. de M... de fe dépouiller de
leur vieille peau Académique. Un
tel courage réfervé aux C... enfin
Newtoniens , ne pouvoir entrer
que dans des âmes vraiment Philo-
fophes. L’homme fe trompe , &
le grand homme avoue qu’il s’efl
trompé.
Quoi ! Parce que M. de F
raijunne avec ÎVl, de M...c’eft-
à-dire a une érudition très-variée,
& peut favoir beaucoup de Philo-
fophie , je lui donnerai le titre de
Philofophe ? parce qu’il a fait THiL
toire des découvertes des autres ,
ingénieux compendiaire de penfées
qui ne font point à lui , & a fu
lolier les morts avec moins de.
candeur , que d’une maniéré à fai-
re fouvent rire les vivans, il faudra^
que je le compte parmi les New-
ton , les Maupertuis ? &c. Aurois-
je doncaufîi eu tort d’oublier l’Au-
teiir des Elémens de la ThïlofG-
P X
I
( )
/Â/V Newton ? Mais non ; je
ne connois de Philofophes & de
Génies , que ces efprits qui raifon-
nent toûjours coméqucmment fur
de nouvelles vérités connues par
l’expérience ; ou , fi l’on veut, ceux
qui , comme les Cartéfiens , les
Leibnitiens , les Staahliehs , &c.
ont inventé de nouveaux princi-
pes fur lefquels la vérité bâtiroit,
pour ainfi dire , le plus fuperbe
édifice , s’ils étoient réels & foli-
des.
On peut penfer fur toutes fortes
de fujets en Philofophe , fans l’ê-
tre. Cette Philofophiedà n’eft le
plus fouvent que l’art de rendre for-
tement une vérité hardie , comme
lorfque Voltaire dit dans Maho-
met :
La nature, croîs-moi , n’efl: rien que l’habitude.
Dans la Henriade :
JTel brille au fécond rang qui s’écHpfe au
premier^
( '-^9 )
Bans Mérope :
Le premier qui fut Roi fut un Soldat heu-
reux.
Ce n’efl pas aux Tyrans à fentir la nature.
Dans Oedipe :
Nos Prêtres ne font pas ce qu’un vain Peu'-
pie penfe ,
Notre crédulité fait toute leur fcience.
Cette hardieffe de pinceau mon-
tre par tout l’homme qui penf(^
dans les Oeuvres de cet illuftre
Auteur ; elle fe communique aux
efprits trop fûrs d’être féduits par
l’agrément & les grâces qui l’ac-
compagnent , & l’Ame engourdie
eft excitée à réfléchir. C’efl; en
ce fens que j’ai dit ci-devant que
Mr. de Voltaire nous aprend à
penfer. Il n’y a qu’à lire fes Ou-
vrages , pour connoître les abus
& les préjugés ; & on les a bien"
tôt méprifés , dès qu’on les a con-
nus. Il corrige les uns avec ef-
C ^30 )
prit , il fecoué avec force le joug
des autres , & femble inviter ceux
qui auroient encore plus de vi-
gueur à détrôner ces Tyrans , à
terrafTer l’hydre dont un feul hom-
me ne peut à la fois couper toutes
les têtes.
Après cela qu’on ne croie pas
que je veuille corhparer enfemble
V & F Le premier,
borné à peindre la nature, a elTayé
en vain de la mefurer : le fécond,
en homme fage n’a chauffé qu’une
feule fois le Cothurne ; en voulant
parer la nature, fon art l’a éclip-
fée : & s’il l’a mefurée , c’étoit
d’un compas emprunté , comme le
nom qu’il mit à fa Tragédie.
En lifant l’autre jour les Oeu-
vres de F mon Dieu ! di-
fois-je , voila un Auteur qui eft
fans contredit un homme de beau-
coup d’efprit , & qui réunit bien
des talens agréables, & beaucoup
de connoifTances ! Quel fin badi-
( ^31 )
nage , fi on le compare à la pefan-
te légéreré d’un meilleur Ecrivain,
l’Abbé des F ! Sans cet art
ingénieux , qui eût jamais pû, par
exemple, lire tant d’éloges de gens
dont la vie particulière intéreiîé
peu de lefteurs ? Soit Berger, foit
Philolcphe , foit Hiftorien , foit
Poète Lyrique, toutesles formes de
ce Protée ont des charmes. Faut-
il qu’infenfible au vrai beau , & que
fourd , pour ainfi dire , aux cris de
la nature , il l’ait fait difparoître
fous le fard dont il a prétendu l’em-
bellir ! Pourquoi tant d’Art dans
l’expreffion des chofes les plus fim-
pîes ? Pourquoi courir fans celTe
après l’efprit ? Pourquoi me faire
remarquer fans cefie combien vous
en avez , combien vous en femez
par tout ? C’efl; un mauvais moïen
de me perfuader que vous en a'iez
beaucoup. Ouvrez au hazard les
œuvres de V.. . Profe, ou Vers ;
en quelque genre de littérature
- c %^^ )
que ce puiffe être , ( il les embraffe
tous , & fa Profe eft encore meil-
leure que ces Vers ; ) vous ne ver-
rez point cet excellent Ecrivain
toûjours avide de montrer de l’ef-
prit , s’impatienter de l’attendre ,
& le répandre à contretems. Il
fuit des régies trop sûres, fon goût,
fon fentiment ; il ne veut ni vous
furcharger , ni vous ébloüir ; fon
but eft de vous former le goût , ft
vous en manquez , ou de le fatis-
faire , fi vous en avez ; la force ,
la gentillefle , la beauté , l’élégan-
ce , une galanterie délicate & fans
fadeurs , le plus heureux tour ,
la noblefte de l’expreffion , la vo-
lupté du pinceau , le fentiment en-
fin rendu de la maniéré la plusma-
turelle V la plus touchante , voilà
Fefprit de V. . . Uefprit de Fon-^
tenelle le plus obligeamment dif il-
lé lui eft-il comparable ?
Voltaire ne manque point degra-
ces ; pour vouloir trop s’en don-
C 2-33 )
net* , il ne rifque pas de déplaire
par ces agrémens déplacés , qu’on
peut appeller des hors-d' œuvres
d'ejprtt. Rien de recherché dans
fes tours , rien d’affeété , & de
précieux dans fon ftyle ; nul Néo-
logifme. Vous ne l’entendez point
dire , comme ces coquettes mal
confeillées, ”voïezdonc combien
J, je fuis aimable , pefez bien tout
3, ce que je vaux. Admirez com-
3, je dis fingulierement ce qu’il y a
„ de plus naturel , & tout l’efpric
3, que je prodigue , où il n’en faut
„ point. „ Il eft aimable ; comme
une jolie femme qui femble l’igno-
rer , il plait prefque fans le favoir,
parce que tout fon art eft d’imiter
la nature.
V... eft donc fans contredit la
feule fource vivante du vrai goût ;
fans lui , ce goût auquel les Arts
doivent tous leurs progrès , & l’ef-
prit tous fes plaifirs , étoit perdu:
adieu le ftyle & la véritable élo-
( 134 )
quence ! tout étoit dépravé & cor-
rompu par celui-là même qui fem-
bloit devoir la faire refleurir. Ne
diroit-on pas que l’élégant & dé-
licat Pétrone fembleroit avoir vu
l’Ecrivain dont je parle , avec tous
les mauvais Singes d’efprit [ i ]
qu’il a faits , lorlqu’il dit aux Néo-
logues de fon tems , njos primi
cmn'mm eloquentiam perdidijlis.
Quelles relTources encore une fois
M. de Voltaire a dû trouver en
fon génie pour réfifter au torrent
dû mauvais goût qui commençoit
à entraîner tous les efprits , lorf-
qu’il a paru ! Nous ne devons cer-
tainement pas à M. de F. . . comme
on l’a remarqué au fujet de Defcar-
[ T ] Et principalement M & M. . . . .
Pour fe préferver de la contagion du ftyic*
du premier , je ne puis mieux faire que de
renvoyer encore aux 64. pages de difeours
tenus par la Taupe de "Ïanzaï. I^a Lntre
de rAbbé Cot'm , ou plutôt de M fera
TAntidote du dernier : quoique l’Auteur fe
contredife lui-même de dire des injures à nr.i
homme qu’jl vient d’adopter pour Gonûrreo
( )
tes , le goût qui nous fera décou-
vrir ou éviter tous fes défauts.
Mais après V... qui nous garanti-
ra de l’efpéce de contagion qui s’ac-
croît tous les jours ? Une bonne
Comédie des T*rétieux Ridicules,
dans le goût de celle de Molière.
Voilà la différence que je trou-
ve entre l’efprit , la Profe , & les
Vers de V. . . & de F. .. & j’avoue
que je mets l’Auteur même dCInés
au-deffus de ce dernier, ®qui tout
vivant qu’il eit , joüit cependant
d’une plus grande réputation. II
n’eftaffùrementpasnéceffaire ,pour
mériter d’être comparé à F... d’ê-
tre meilleur Poète que M. de la
M.... ni d’avoir l’efprit naturelle-
ment plus Philofophique , & le rai-
■fonnement plus julle , ( & en cette
partie effentielle de l’efprit , j’avoue
què F. . . & la M. . . l’emportent fur
V. .. ) : il faudroit feulement que
la Profe de la M. . . . fût auffi mau-
vaïfe qu’elle eft eltimée.
( ^ 3 ^ )
Enfin un Génie , au lieu de paf-
fer fa vie à donner une forme agréa-
ble aux vérités connues , comme a
fait l’ancien Sécrétaire de l’Acadé-
mie des Sciences , eût parti du
point où les autres étoient refté ;
il eût voulu étendre les limites des '
Arts , & il les eut étendus. Quelle
différence par conféquent de M.
de F... à un génie , tel que Paf-
cal , par exemple !
J’ai cru en traitant du goût & du
génie pouvoir dire librement mon
avis fur les hommes illuftres qui
ont fait le plus d’honneur aux Let-
tres , pour faire voir combien les
vrais génies font rares , & qu’à
proprement parler ni F. . , ni V. . .
même qui a beaucoup plus embelli
la Littérature , ( ni l’un ni l’autre
n’ont enrichi la Philofophie , ) ne
doivent prétendre à un rang fi
élevé.
Je ne me fuis pas fi fort éloigné
de mon fuiet , qu’on auroit pû le
I
( i37 ) , ^
croire. Le goût & le genie font
deux parties de l’Ame , qtii avoient
befoin d’être plus aprofondies
qu’on avoir fait jufqu’à préfent, ne
fût-ce que pour fixer les idées de
termes qui fe trouvent tous les jours
vuides de fens, dans la bouche mê-
me des gens d’efprit.
Au refie fi ce parallèle &lesju-
gemens que je porte avec impartia-
lité déplacent à bien des Leéteurs,
ils doivent penfer que plus chaque
Seêteéléve fonChef, & préconi-
fe fon Héros par des raifons d’ami-
tié , de petite Académie , par des
préjugés , &c. iplus il efi permis
& facile à un efprit de fens froid ,
de les mettre à hauteur-d’appuL
On ne manque point au refpeét dû
aux grands hommes , pour faire voir
qu’ils ne font pas grands de tous les
côtés. Non omnia pojfumus omnes.
Mais reprenons le fil de notre hif-
toire.
( 238 )
s. V.
Sommeil & des Rêves,
La caufe prochaine du Sommeil
paroît être î’afFaiflêment des fibres
nerveufes qui partent de la fubf-
tance corticale du cerveau. Cet
afFaiffement peut êtie produit non
feulemnet par l’augmentation du
cours des liqueurs qui compriment
la moelle , & par la diminution de
cette circulation , qui ne fuffit pas
pour diftendre les nerfs , mais en-
core par la diflipation , ou l’épui-
fement des efprits , & par la pri-
vation des caufes irritantes , qui
procure du repos & de la tranqui-
lité , & enfin par le tranfport d’hu-
meurs épaiffes & imméables dans
ie cerveau. Toutes les caufes du
Sommeil peuvent s’expliquer par
cette première.
Dans le Sommeil parfait , l’Ame
( 2-39 )
fenfitive eft comme anéantie, par-
ce que toutes les facultés de la
veille, qui lui donnoient des fen-
fations , font entièrement intercep-
tées en cet état de compreflion du
cerveau.
Pendant le Sommeil imparfait ,
il n’y a qu’une partie de ces facul-
tés , qui foit fufpenduë , ou inter-
rompue ; & les fenfations qu’elles
produifent, font incomplettes, ou
toujours défeftueufes en quelque
point. C’ett par là qu’on diflin-
gue les Rêves qui réfultent de ces
fortes de fenfations., d’avec celles
qui affeéfent l’Ame au réveil. Les
connoifTances que nous avons alors
avec plus d’exaditude & de nette-
té, nous découvrent afîez la nature
des Rêves , qui font formés par un
cahos d’idées confufes & impar-
faites. 11 eft rare que l’Ame ap-
perçoive en rêvant quelque vérité
fixe qui lui fafîé recomioître fon
erreur.
l-p )
Nous avons en rêvant un fentî-
JTient intérieur de nous- mêmes ,
& en même-tems un alTez grand
délire , pour croire voir , & pour
voir en effet clairement une infini-
té de chofes hors de nous ; nous
agifTons , foit que la volonté ait
quelque part ,ou non , à nosaftions.
Communément les objets qui nous
ont le plus frappés dans le jour ,
nous apparoifTent la nuit , & cela
eft également vrai des Chiens &
des Animaux en général. Il fuit
de-là que la caufe immédiate des
rêves eft toute impreflion forte ,
ou fréquente , fur la portion fen-
fitive du cerveau , qui n eft point
endormie , ou affaiffée , & que les
objets dont on eft fi vivement af-
feété , font vifiblement desjeuxde
l’imagination. On voit encore que
le délire qui accompagne les in-
fomnies & les fièvres , vient des
mêmes caufes , & que le rêve eft
Une demie veille , en ce qu’une
portion
( 2-41 )
portion du cerveau demeure libre
& ouverte aux- traces des efprits ,
tandis que toutes les autres font
tranquiles & fermées. Lorfqu on.
parle en rêve , il faut de néceffité
que les mufcles du larinx , de la
langue & de la refpiration , obéïf-
fent à la volonté , & que par con-
féquent la région du fenforium ,
d’où partent les nerfs qui vont fe
rendre à ces mufcles , foit libre &
ouverte , & que ces nerfs mêmes
foient remplis d’efprits. Dans les
pollutions nofturnes , les mufcles
releveurs & accélérateurs agilTent
beaucoup plus fortement , que fi
on étoit éveillé ils reçoivent con-
féquemment une quantité d’efprits
beaucoup plus confidérable : car
quel homme fans toucher, & peut-
être m.ême en touchant une belle
femme , pourroit répandre la li-
queur de l’accouplement , autant
de fois que cela arrive en rêve à
des gens fages , vigoureux , ou
Q
( 2^4^ )
échauffés ? Les Hommes Sr les
Animaux gefliculent , fautent, tréf-
faillent , fe plaignent ; les Ecoliers
redifent leurs leçons ; les Prédica-
teurs déclament leurs fermons ,
&c. les mouvemens du corps ré-
pondent à ceux qui fe paffent dans
le cerveau.
Il eff facile d’expliquer à préfent
les mouvemens de ceux qu’on ap-
pelle Somnambules ^ ou No6iambu^
les , parce qu’ils fe promènent en
dormant. Plufieurs Auteurs racon-
tent des hiftoires curieufes à ce fu-
jet , ils en ont vû faire les chutes
les plus terribles , & fouvent fans
danger.
n fuit de ce qui a été dit tou-
chant les rêves , que les Somnam-
bules dorment à la vérité parfaite-
ment dans certaines parties du cer-
veau , tandis qu’ils font éveillés
dans d’autres , à la faveur defquel-
les le iang & les efprits , qui pro-
fitent des paffages ouverts , coulent
( ^43 )
. aux organes du mouvement. No^
tre admiration diminuera encore
plus , en confidérant les dégrés
fucceffifs, qui, des plus petites ac-
tions faites en dormant , condui-
fent aux plus grandes & aux plus
compolees , toutes les fois qu’une
idée s’offre à l’Ame avec affez de
de force pour la convaincre de la
préfence réelle du fantôme que
l’imagination lui préfente : & alors
il fe forme dans le corps des mou-
vemens qui répondent à la volon-
té que cette idée fait naître. Mais
pour ce qui eff de l’adreffe & des
précautions que prennent les Som-
nambules , avons -nous plus de fa-
cilité qu’eux à éviter mille dan-
gers , lorfque nous marchons la
nuit dans des lieux inconnus ? La
Topographie du lieu fe peint dans
le cerveau du Noéiambule ; il con»
noit ce lieu qu’il parcourt ; 6z le
fiége de cette peinture elt chez
lui néceffairement auffi mobile ,
^ ( ^44 )
aulTi libre , auffi clair , que dans
ceux qui veillent.
S. V I.
/
Conclujions fur V Etre fenfitïf
Il y a beaucoup d’autres chofes,
qui concernent nos connoiffances,
& qui n’intéreflent pas peu notre
curiofité ; mais elles font au-defllis
de notre portée : nous ignorons
quelles qualités doit acquérir le
principe matériel fenfitif , pour
avoir la faculté immédiate de fen-
tir ; nous ne favons pas fi ce prin-
cipe pofféde cette puiiTance dans
toute fa perfedion , dès le premier
inftant qu’il habite un corps animé.
Il peut bien avoir des fenfations
plus imparfaites , plus confufes ,
ou moins diftinéles ; mais ces dé-
fauts ne peuvent-ils pas venir des
autres organes corporels qui lui
fourniffent ces fenfations 1 Cette
C )
poinbilité eft du moins facile à éta«
blir , puifqu’elles lui font routes re-
tranchées par l’interception du
cours desefprits durant le fommeil,
& que ce même principe fenfitif,
dans un fommeil léger ou impar-
fait , n’a que des fenfations incom-
plettes , quoique par lui-même il
foit immédiatement prêt à les re-
cevoir complettes & diftinêles. Je
ne demande pas ce que devient ce
principe à la mort , s’il conferve
cette immédiate faculté de fentir,
& Il dans ce cas d’autres caufes
que les organes qui agilTent fur lui
durant la vie , peuvent lui donner
des fenfations qui le rendent heu-
reux ou malheureux. Je ne de-
mande pas fl cette partie dégagée
„ de fes liens , & confervant fon
J, effence , refte errante , toûjours
„ prête à produire un animal nou-
„ veau , ou à paroître revêtue d’un
,5 nouveau corps ? Si après avoir
été diflipée dans l’air , ou dans
Q3
( ^ 4 ^ )
„ l’eau , cachée dans les feuilles
„ des plantes , ou dans la chair des
„ Animaux , elle fe retrouveroit
„ dans lafemence de l’Animal qu’el-
5 , le devroit reproduire ? Je m’in-
„ quiète peu fi l’Ame capable d’a-
„ nimer de nouveaux corps , ne
s, pourroit reproduire toutes les
„ efpéces poflibles par la feule di-
3 , verfité des combinaifons. „ Ces
queitions font d’une nature à relier
éternellement indécifes. 11 faut
avouer que nous n’avons fur tout
cela aucune lumière , parce qu’on
ne fait rien au-delà de ce que nous
aprennent les fenfations, qui nous
abandonnent ici ; & par confé-
quent on ne doit pas fe permettre
déformer là-dedüs aucune forte de
conjeélure. Un homme d’efprit
propofe des problèmes , le fot &
l’ignorant décident ; mais la dif-
ficulté relie toûjours pour le Phi-
lofophe. Soumettons-nous donc à
l’ignorance & laillbns murmurer
( 147 )
nôtre vanité. Ce qui me paroît
alTez vrai , & conforme aux prin-
cipes établis ci-devant , c’eft que
les Animaux perdent en mourant
leur puiflance immédiate de fentir,
& que par coniéquent l’Ame fen-
fitive eit véritablement anéantie
avec eux. Elle n’exilloit que par
des modifications qui ne font plus.
Chapitre XIII.
^es Facultés intelleBuelles , ou
de L'Ame raifonnable,
L Es facultés propres à l’Ame
raifonnable font les percep-
tions intelleéluelles , la liberté ,
l’attention , la réflexion , l’ordre
ou l’arrangement des idées , l’exa-
men & le jugement.
m
Q4
: • ( ^8 )
S. I.
Perceptions.
Les Perceptions font lesrapports
que l’Ame découvre dans les fen-
fations qui l’afFeélent. Les fenfa-
tions produifent des rapports qui
font purement fenfibles , & d’au-
tres qu’on ne découvre que par
un examen férieux. Lorfque nous
entendons quelque bruit , nous
fommes frappés de trois chofes ;
1 °. du bruit , qui eft la fenfation :
2.°. de la diltance de nous à la caufe
qui fait le bruit , laquelle eft dif-
tinéle de la fenfation du bruit ,
quoiqu’elle n’en foit pourtant qu’u-
ne dépendance , relative à la ma-
niéré dont ce fon nous aftèéle , &
qu’elle ne foit par conféquent qu’u-
ne fimple perception, mais une per-
ception fenfible , parce que c’eft le
limple fentiment qui nous la don-
ne : 3°. de la maniéré dont la caufe
produit le bruit , en ébranlant
( 2-49 )
l’air qui vient frapper nos oreilles.
Mais cette connoiflance ne peut
s’acquérir que par les recherches
de l’efprit , & ce font les connoif-
fances de ce dernier genre , qu’on
appelle perceptions lîitelleBîielleSy
parce que la fimple fenfation ne
peut nous les donner par elle-mê-
me , & qu’il faut , pour les avoir ,
fe replier fur elle & l’examiner.
Ces perceptions ne fe décou-
vrent donc qu’à l’aide des fenfa-
tions attentivement recherchées ;
car lorfque je vois un quarré , je
n’y apperçois rien au premier coup
d’œil que ce qui frappe les Ani-
maux mêmes, tandis qu’un Géo-
mètre, qui applique tout fon génie
à découvrir les propriétés de cette
figure , reçoit de l’impreffion que
ce quarré fait fur les fens, une in-
finité de perceptions intelleéluelles,
qui échapent pour toûjours à ceux
qui bornés à la fenfation de l’objet,
ne voient pas plus loin que leurs
( ^50 )
yeux. Concluons donc que cette
opération de l’Ame , fi déliée , li
métaphyfique , fi rare dans la plu-
part des têtes , n’a d’autre fource
que la faculté de fentir , mais de
fentir en Philofophe , ou d’une ma-
niéré plus attentive & plus étudiée.
5. ÎI.
la Liberté.
La Liberté eft la faculté d’exa-
miner attentivement , pour décou-
vrir des vérités , ou de délibérer
pour nous déterminer avec raifon
à agir , ou à ne pas agir : cette fa-
culté nous offre deux chofes à con-
fidérer : jo. les motifs qui nous
déterminent à examiner , ou à dé-
libérer ; car nous ne faifons rien
fans quelque impreflion , qui agif-
fant fur le fonds de l’Ame, remue
& détermine notre volonté : x®.
les connoilTances qu’il faut exa-
miner pour s’afifûrer des vérités
qu on cherche , ou les motifs qu’il
( )
faut pefer ou apprétier pour pren-
' dre un parti.
Il dt clair que dans le premier
cas ce font des fenfations qui pré-
viennent les premières démarches
de notre liberté , & qui prédéter-
minent l’Ame , fans qu’il s’y mêle
aucune délibération de fa part ,
puifque ce font ces fenfations mê-
mes quilaportent à délibérer. Dans
le fécond cas il ne s’agit que d’un
examen des fenfations ; & à la fa-
veur de cette revue attentive, nous
pouvons trouver les vérités que
nous cherchons , & les conflater.
Or il s’agit des differens motifs ou
des diverfes fenfations qui nous
portent les uns à agir , les autres à
ne pas agir. Il eft donc vrai que
la liberté confifte auffi dans la fa-
culté de fentir.
§. III.
De V Attention.
Je ne veux cependant pas paffer
{ )
fous filence une difpute qui efl en-
core fans décifion. L’examen qui
efl le principal aéte de la liberté,
exige une volonté déterminée à
s’appliquer aux objets qu’on veut
exactement connoître , & cette
volonté fixe efl connue fous le nom
^Attention , la mere des Scien-
ces. Or on demande fi cette mê-
me volonté n’exige pas dans l’A-
me une force par laquelle elle puif-
fe fe fixer & s’aflujettir elle - mê-
me à l’objet de fes recherches , ou
fl les motifs qui la prédéterminent
fuffifenc pour fixer & foutenir fon
attention ?
'Km nojlrum inter vos îantas componere
lîies.
Comme on n’a pu encore s’ac-
corder fur ce point , il y a toute
apparence que toutes les raifons
alléguées de part & d’autre ne
portent point avec elles ce crité-
rium veritatis , auquel feul ac-
( 2 - 5'3 )
quiefcent les efprits Philofophi-
ques : c’eflpourquoi nous ne ferons
point de vaines tentatives pour
applanir de fi grandes difficultés.
Qu’il nous fuffife de remarquer
que dans l’attention l’Ame peut
agir par fa propre force , je veux
dire par fa force motrice, par cet-
te activité coëffientielle à la matière
que prefque tous les Philofo-
phes , comme on l’a dit , ont
comptée au nombre des attributs
effientiels de l’être fenfitif , &
en général de la fubftance des
corps.
Mais ne paflbns pas fî légère-
ment fur l’attention. Les idées
qui font du relfort des Sciences
font complexes. Les notions par-
ticulières qui forment ces idées ,
font détruites par les flots d’autres
idées qui fe chaflent fucceflive-
ment. C’efl: ainfi que s’affoiblit &
difparoît peu-à-peu l’idée que nous
voulons retourner de tous les cô-
■ ( )
tés , dont nous voulons envifager
toutes les faces , & graver toutes
les parties dans la mémoire. Pour
la retenir , qu’y a-t-il donc à fai-
re , fl ce n’eft d’empêcher cette fuc-
celîion rapide d’idées toûjours nou-
velles , dont le nombre accable ou
diftrait l’Ame , jufqu’à lui interdi-
re la faculté de penfer. Il s’agit
donc ici de mettre comme une ef-
péce de frein qui retienne l’imagi-
nation , de conferver ce même état
du fenforïum commune
l’idée qu’on veut faifir & exami-
ner ; il faut détourner entièrement
l’aéiion de tous les autres objets ,
pour ne conferver que la feule im-
preffion du premier objet qui l’a
frappé , & en concevoir une idée
diltinfte, claire, vive, & de longue
durée ; il faut que toutes les facul-
tés de l’Ame tendues & clairvoïan-
tes vers un feul point , c’elt-à-dire,
vers la penfée favorite à laquelle on
s’attache, foient aveugles par tout
C ^5'5’ )
ailleurs : il faut que Tefprit afTou-
pilTe lui - même ce tumulte qui fe
paffe en nous -mêmes malgré nous;
enfin il faut que l’attention de l’A-
me foit bandée en quelque forte
fur une feule perception , que l’A-
me y penfe avec complaifance ,
avec force , comme pour confer-
ver un bien qui lui eil cher. En
effet, fi la caufe de l’idée dont on
s’occupe , ne l’emporte de quelque
degré de force fur toutes les au-
tres idées , elles entreront de de-
hors dans le cerveau , & il s’eh
formera même au dedans , indé-
pendamment de celles-là , qui fe-
ront des traces nuifibles à nos re-
cherches , jufqu’à les déconcerter
& les mettre en déroute. L’at-
tention eftla clef qui peut ouvrir,
pour ainfi dire , la feule partie de
la moelle du cerveau , où loge l’i-
dée qu’on veut fe repréfenter à
foi - même. Alors fi les fibres du
cerveau extrêmement tendues ont
( xs6 )
mis une barrière qui ôte tout com-
merce entre l’objet choifi & tou-
tes les idées indifcrettes qui s’em-
preiTent à le troubler , il en réfulte
la plus claire , la plus lumineufe
perception qui foit poffible.
Nous ne penfons qu’à une feule
chofe à la fois dans le même tems :
line autre idée fuccéde à la pre-
mière avec une vîtefle qu’on ne
peut définir , mais qui cependant
paroît être differente en divers fu-
jets. La nouvelle idée qui fe pré-
fente à l’Ame , en eft apperçuë,ïi
elle fuccéde , lorfque la premiefé
a difparu ; autrement l’Ame ne la
diltingue point. Toutes nos pen-
fées s’expriment par des mots , &
l’efprit ne penfe pas plus deux cho-
fes à la fois que la langue ne pro-
nonce deux mots à la fois. D’où
vient donc la vivacité de ceux qui
réfolvent fi vite les problèmes les
plus compofés & les plus difficiles?
De la facilité avec laquelle leur
mémoire
( )
mémoire retient comme vraie , îa
propofition la plus proche de celle
qui expofe le problème. Ainfi
tandis qu’ils penfent à l’onzième
propofition , par exemple , ils ne
s’inquiètent plus de la vérité de la
dixiéme , & ils regardent comme
des axiomes , toutes les chofes pré-
cédentes , démontrées auparavant,
& dont ils ont un recüeil clair dans
la tête. C’eft ainfi qu’un habile
Médecin voit d’un coup d’oeil tou-
tes les caufes de la maladie St ce
qu’il faut faire pour les combattre,
Il*ne nous relie plus qu’à traiter
de la réflexion , de la méditation
& du jugement.
S. I V =
la Réflexion &c l
La réflexion eft une faculté de
l’Ame , qui rappelle & raflemble
toutes les connoiflances qui lui font
( 2^58 )
siéceiïaires pour découvrir les vé-
rités qu’elle cherche , ou dont elle
a befoin pour délibérer, ou appré-
tier les motifs qui doivent la déter-
miner à agir ou à ne pas agir. L’A-
me ell conduite dans cette recher-
che par la liaifon que les idées ont
entr’elles , & qui lui fourniffent en
quelque maniéré le fil qui doit la
guider , pour qu’elle puifTefe fou-
venir des connoifTances qu’elle veut
rafTembler , à deflein de les exa-
miner enfuite , & de fe décider ;
en forte que l’idée dont elle çfl ac-
tuellement affeftée , la fenfation
qui l’occupe au moment préfent ,
la mène peu-à-peu infenfiblement ,
& comme par la main , à tous les
autres qui y ont quelque rapport.
D’ une connoifl’ance générale , elle
pafTe ainfl facilement aux efpéces ,
& .'des efpéces elle defcend juf-
qu’aux particularités , de même
qu’elle peut être conduite par les
effets à la caufe , de cette caufc
( )
aux propriétés , & des propriétés
à l’être. Ainfi c’eft toûjours par
l’attencion qu’elle apporte à fes
fenlations , que celles dont elle efl
actuellement occupée , la condui-
fent à d’autres , par la liaifon que
toutes nos idées ont entr’elles. Tel
ell le fil que la nature prête à 1’ A=
me pour la conduire dans le laby-
rinthe de fes penfées , & lui faire
démêler le cahos de matière & d’i=
dées , où elle eft plongée.
S. V.
jD<? V Arrangement des Idées.
Avant de définir la méditation,
je dirai un mot fur l’arrangement
des idées. Comme elles ont en-
tr’elles divers rapports, l’Ame n’elt
' pas toûjours conduite par la plus
courte voie dans fes recherches.
Cependant lorfqu’elle eft parvenue,
quoique par des chemins détour-
R %
( i6o )
nés, à fe rappellerlesconnoiflances
qu’elle vouloit raflembler , elle ap-
perçoit entr’elles des rapports qui
peuvent la conduire par des ren-
tiers plus lumineux & plus courts.
Elle fe fixe à cette fuite de rapports
pour retrouver & examiner ces
connoifTances avec plus d’ordre &
de facilité.
Nous voila donc encore fort en
droit d’inférer que l’Ame raifon-
nable n’agit que comme fenfitive ,
même lorfqu’elle réfléchit & tra-
vaille à arranger fes idées.
§. V I.
la MédïtatioUy ou de V Examen.
Lorfque l’Ame efl déterminée
à faire quelque recherche , qu’elle
a recueilli les connoiflances qui lui
font néceflaires , qu’elle les a arran-
gées & mifes en revûe avec ordre,
vis-à-vis d’elle-même , elle s’appli-
( )
que férieufement à les contempler
avec cet œil fixe qui ne perd pas
de vûë fon objet , pour y décou-
vrir toutes les perceptions qui
échappent , lorfqu’on n’en a que
des lénfations palfiageres ; & c’dl
cet examen qui met l’Ame en état
de juger , ou de s’affurer des vé-
rités qu’elle pourfuit , ou bien de
fentir le poids des motifs qui la
doivent décider fur le parti qu’elle
doit prendre.
Il eit inutile d’obferver que cette
opération de l’Ame dépend auffi
entièrement de la faculté fenfitive,
parce que examiner , n’efl autre
chofe que fentir plus exactement
& plus diltin élément pour décou-
vrir dans les fcnfations les per-
ceptions qui ont pû légèrement
glifler fur l’Ame , faute d’y avoir
fait allez d’attention toutes les
autres fois que nous en avons été
affeftés.
R J
( )
S. VIL
2)^ Jugement.
La plupart des Hommes jugent
de tout , & , ce qui revient au mê-
me , en jugent mal. Ell-ce faute
d’idées fimples, qui font toutes des
notions feules , ifolées ? Non ;
perfonne ne confond l’idée du
bleu avec celle du rouge ; mais
on fe trompe dans les idées com-
pofées , dont l’elTence dépend de
i’uuion de plufieurs idées limples.
On n’attend pas à avoir acquis la
perception de toutes les notions
qui entrent dans deux idées com-
pofées ; il faut pour cela de la
patience & de la modeftie ; attri-
buts , qui font trop rougir l’orgueil
& la pareffe de l’Homme. IMais fi
la notion de l’idée A convient
avec celle de l’idée ^ , je juge
fouvent qu’A B font les mêmes.
( i53 )
faute de faire attention que la pre!^
miere notion n’eft qu’une partie
de l’idée , dans laquelle font ren-
fermées d’autres notions , qui ré-
pugnent à cette conclufion. La
volonté même nous trompe beau-
coup. Nous avons lié deux idées
par fentiment d’amour ou de hai-
ne ; nous les unifions , quoiqu’el-
les foient très- differentes , & nous
jugeons des idées propofées , non
par elles -mêmes, mais par ces
idées avec lefquelles nous les avons
liées , & qui ne font pas des no-
tions comÿonentes de l’idée qu’il
fâlloit juger, mais des notions tout
à-fait étrangères & accidentelles à
cette même idée. On excufe l’ua
& on condamne l’autre, fuivantle
fentiment dont on eft affedé. On
eft encore trompé par ce vice de
la volonté & de l’afTociation des
idées , quand avant de juger, on
fouhaite que quelqu’idée s’ac-
corde , ou ne s’accorde pas avec
R 4
( 2.^4 )
une autre , d’où naît ce goût pour
telle iefte , ou telle hypothèfe ,
avec lequel on ne viendra jamais à
bout de connoître la vérité.
Comme le jugement elt la com-
binaifon des idées, le raifonnement
ell la comparailon des jugemens.
Pour qu’il foit jude , il faut avoir
deux idées claires, ou une percep-
tion exaéte de deux chofes ; il faut
aufli bien voir la troifiéme idée
qu’on leur compare , & que l’évi-
dence nous force de déduire affir-
mativement ou négativement , de
la convenance , ou de la difconve-
nance de ces idées. Cela fe fait
dans un clin d’œil, quand on voit
clair , c’eft-à-dire , quand on a de
la pénétration , du difcernement
6c de la mémoire, qui elt bonne
& utile à tout , comme je l’ai déjà
prouvé.
Les fots raifonnent mal , ils ont
fl peu de mémoire , qu’ils ne fe
fouviennent pas de l’idée qu’ils
( 2 -^ 5 ” )
viennent d’appercevoir ; ou s’ils
ont pu juger de la fimilitude de
leurs idées , ils ont déjà perdu de
viîë ce jugement , lorfqu’il s’agit
d’en inférer une troifiéme idée ,
qui foit la juite conféquence des
deux autres. Les fols parlent fans
liaifon dans leurs idées , ils rêvent,
à proprement parler. En ce fens
les fots font des efpéces de fols.
Ils ne fe rendent pas juüice de
croire prêtre qu'ignorans ; car ils
n’ont leur efprit qu’en amour pro-
pre , & c’elt un dédommagement
fort bien entendu de la part de
la nature.
11 s’enfuit de notre Théorie que ,
lorfque l’Ame apperçoit diftinde-
ment & clairement un objet, elle eft
forcée, par l’évidence même de fes
fenfations , de confentir aux véri-
tés qui la frappent fi vivement,
&■ c’ell à cet acquiefcement pajjïf^
que nous avons, donné le nom de
jugement. Je dis , pour
{ ^66 )
faire voir qu’il ne part pas de
l’adion de la volonté , comme le
dit Defcartes. Lorfque l’Ame dé-
couvre avec la même lumière les
avantages qui prévalent dans les
motifs qui nous doivent décida à
agir, ou à ne pas agir, il eft clair
que cette décifion n’eft encore
qu’un jugement delà même nature
que celui qu’elle fait , lorfqu’elle
cède à la vérité par l’évidence qui
accompagne fes fenfations.
Nous ne connoiflbns point ce
qui fe palTe dans le corps humain ,
pour que l’Ame exerce fa faculté
de juger , de raifonner , d’apperce-
voir , de fentir , &c. le cerveau
change fans celTe d’état , les ef-
prits y font toujours de nouvelles
traces , qui donnent néceflaire-
ment de nouvelles idées , & font
naître dans l’Ame une fucceflion
continuelle & rapide de diverfes
opérations. Pour n’avoir point d’i-
dées , il faut que les canaux , où
C 2-67 )
coulent ces elprits , foient entiè-
rement bouchés par la pieffion
dW fommeil très -profond. Les
fibres du cerveau fe relevent-elles
de leur afFaiiïement ? Les efprits
enfilent les chemins ouverts , ,&
les idées qui font inféparables
des efprits , marchent & galopent
avec eux. Toutes les fenjées ,
comme l’obferve judicieufemenc
Croufaz , naijfent les unes des au-
très , la peu fée ( ou plutôt l’Ame ,
dont la penfée n’efl qu’un acci-
dent ) fe ‘va,rie & dïffe-
rens états , & fuivant la variété
de fes états ^ de fes maniérés d'ê-
tre , ou de f enfer , elle parvient à
la connoijfance , tantôt d'une cho-
fe , tantôt d'une autre. Elle fe
fent elle-même , elle ef à elle-mê-
me fon objet immédiat , ^ en fe
fentant ainf , elle fe re^réfente
des chofes différentes de foi. Que
ceux qui penfent que les idées
different de la penfée , que l’Ame
( i68 )
a , comme la vûë , fes yeux 6z fes
objets , & qu’en un mot toutes
les diverfes contemplations de l’A-
me ne font pas diverfes maniérés
de fe fentir elles-mêmes , répon-
dent à cette fage réflexion ? En
voici une autre fujet , mais qui a
toujours rapport au jugement & à
l’imagination. Les gens de cabi-
net , ceux qui compofent des Ou-
vrages , doivent-ils jetter fur le pa-
pier tout ce qui leur vient dans l’i-
dée ? Un homme d’efprit , connu
dans la littérature par un Ouvra-
ge (<? ) fort eftimablc , prétend
que ceux qui fuivent cette métho-
de, ont une imagination qui don-
ne bien de L'ouvrage à Leur rai-
fon. Les Auteurs qui penfent ( &
celui-là penfe & écrit bien ) invi-
tent les autres à réfléchir , & font,
comme on dit , accoucher Leurs
Lebïeurs. Voici donc ma ré-
( a ) EfT. de Mor. & de Litt. par M.
i’Abbé Trublet.
( ^^9 )
flexion ; elle eft courte , parce
qu’elle eftPhyfique. Nous ne con-
noiflbns ce qui penfe dans le cer-
veau , que par le fentiment d’un
cahos d’idées , de penfées diver-
fes qui fe nuifent par leur multitu-
de & leur variété continuelle , mê-
me dans ceux qui , ayant perdu la
vûë , ne reçoivent point d’idées
nouvelles par les yeux , & ont un
fens de moins à les diftraire , de
forte que rien n’eil: plus difficile à
fixer, que l’attention. Si donc, vous
n’écrivez pas l’idée quife préfente,
fans être interrompu par aucun fâ-
cheux, vous courez rifque de la cher-
cher en vain dans votre mémoire,
& par-là votre parefle donne plus
d’ouvrage à votre raifon , qui s’a-
lambique , fe met à la torture , &
s’efforce d’enfanter la même pro-
dudion qui eft déjà bien loin. Au
contraire votre penfée eft-elle fur
le papier ? vous avez des caradè-
res qui valent au moins les fignes
( .2-70 )
des Géomètres; ces fignes, toujours
préfens à leur mémoire , la fou-
tiennent , la rendent durable , ou
h rappellent ; vos idées retenues
par-là ne peuvent s’échapper , &
îong-tems après vous êtes fûr de
retrouver le fil de votre ouvrage
& l’ordre de vos idées. Ainfi
cette conduite convient principa-
lement aux génies peu étendus qui
forment le plus grand nombre. Il
eût toûjours également fallu choi-
fir entre fes idées , & quand elles
n’étoient encore que dans la tête,
le choix n’en étoit que plus dif-
ficile , fur- tout fl la matière eft
abftraite , comme en Mathémati-
ques , & en Métaphyfique. Ceux,
qui en compofant s’abandonnent à
la providence de leur mémoire,
ne prennent donc pas le plus court
chemin. L’ilîuftre ami de l’Au-
teur que je réfute , M. de la M...
pouvoir bien compofer , comme
je l’ai dit , cinq Ades de Tragé-
C 271 )
die , avant que de mettre un feuî
Vers fur le papier ; M. de Vol-
taire avoit dans la- tête toute fa
magnifique Henriade au fortir de
la Bâftille. Mais qu’efl-ce que
cela prouve ? Deux exceptions
aux régies générales. Je dis mê-
me que M. de V... eût fait plus
facilement ce bel Ouvrage , s’il
eût eû une plume & de l’ancre,
quoique l’agrément des produc-
tions de l’imagination , tout , juf-
qu’à la mine , donne aux Poètes
plus de mémoire qu’aux autres
Hommes. Montagne, qui en avoit
fi peu , à ce qu’il dit , auroit dû,
par remède , apprendre à faire
des Vers. Je fuis perfuadé que
la méthode de M. l’Abbé T. . . ,
n’a pas été fuivie , même par bien
des Génies , je parle de ceux
qui ont paru dans les fiécles
d’ignorance : car comme tout elî
rélatif , & que les borgnes ( com-
me on dit proverbialement ) font
( 2 - 7 ^ )
Rois parmi les aveugles , chaque
fiécle a dû avoir fon génie & Ion
bel efprit-, qui aujourd’hui ne fe-
roient peut-être, l’un qu’unHomme
à gros bon fens , & l’autre qu’un
efprit médiocre. D’où l’on voit,
pour le dire en pafTant , toute l’u-
tilité des beaux Arts : mais on
conçoit en même tems que le ju-
gement ou la raifon des génies
dont je parle auroient été fort em-
baralTés , fans un canevas prépare
par l’imagination.
^ '■ '■ ii iiiiiiin iiii' ni ' I' ii*ini iHitiwii l'TiMMwi
Chapitre XIV.
^le la foi feule peut fixer notre
croyance fur la nature de
V Ame raifonnable.
I L eft démontré que l’Ame raî-
fonnable à des fondions beau-
coup plus étendues que l’Ame fen-
fitive , bornée aux connoiffances
qu’elle
( ^73 )
cju’elle peut acquérir dans les bê-
tes , où elle elt uniquement rédui-
te aux fenfations & aux percep-
tions fenfibles , & aux détermina-
tions machinales, c’eft- à-dire, fans
délibération, quienréfultent. L’A-
me raifonnable peut en effet s’é-
lever jufqu’aux perceptions, ou aux
idées intellectuelles , quoiqu’elle
joüilfe peu de cette noble préro-
gative dans la plupart des hommes.
Peu , ( c’ell un aveu que la vérité
ne m’arrache pas fans douleur )
peu fortent de la fphére du monde
^fen^lble , parce qu’ils y trouvent
tous les biens , tous les plaifirs du
corps , & qu’ils ne fentent pas l’a-
vantage des plaifirs Philofophi-
ques , du bonheur même qu’on
goûte , tant qu’on s’attache à la
recherche de la vérité 5 car l’étude
fait plus que la ; non -feule-
ment elle fréferve de l'ennup ,
mais elle procure fouvent cette
efpéce de volupté , ou plutôt de
C ^74 )
fatisfaftion intérieure , que j’ai ap-
pellée fenfatïons d’ejprit , lefquel-
les fans doute font fort du goût
de l’amour propre.
Après cela ell - il donc furpre-
nant que le monde abftrait , intel-
leduel , où il n’eft pas permis d’a-
voir un fentiment , qu’il ne foit
examiné par les plus rigoureux
Cenfeurs ; elt-il furprenant , dis-je,
que ce monde foit prefqu’auffi
défert , aulli abandonné que ce-
lui derillullre Fondateur de la fefte
Cartéfienne , puifqu’il n’eft habité
que par un petit nombre de Sages,
c’eft à-dire, d’Hommesqui penfent?
( Car c’elt là la vraie fageffe , le
relie ell préjugés : ) Eh ! Qu’elt-
ce que penfer , fi ce n’eil palier fa
•vie à cultiver une terre ingrate ,
qui ne produit qu’à force de foins
& de Culture.^ En effet fur cent
perfonnes,y en a-t-il deux pour
qui l’étude & la réllexion ayent
des charmes Sous quel afped \t
( )
monde intelleduel , dont je parle,
le montre- 1- il aux aiitveb hommes ,
qui connoiflent tous les avantages
de leurs fens,excep-é le principal,
qui eit l’elprit ? On n’aura pas de
peine à croire qu’il ne leu'* paroîc
dans le lointain qu’un pays idéal,
dont les fruits font purement ima-
ginaires.
C’ell en conféquence de cette
fupériorité de l’Ame humaine
fur celle des Animaux, que les An-
ciens l’ont appellée Ame raifon-
nable. Mais ils ont été fort atten-
tifs à rechercher fi ces facultés ne
viennent pas de celles du corps ,
qui lont encore plus excellentes
dans l'Homme. Ils ont d’abord re-
marqué que tous les Hommes n’a-
voient pas , à beaucoup près , le
même degré , la même étendue
d’intelligence ; & en cherchant la
railon de cette différence , ils ont
crû qu’elle ne pouvoit dépendre
7 que de l’organifation corporelle
S ^
( ^ 7 ^
plus parfaite dansées uns que dans
les autres , & non de la nature
même de l’Ame. Des obfervations
fort fimples les ont confirmés dans
leur opinion. Ils ont vû que les
caufes, qui peuvent produire du
dérangement dans les organes ,
troublent, altèrent l’efprit, & peu-
vent rendre imbécile l’homme du
monde qui a le plus d’intelligence
& de fagacité.
De-là ils ont conclu allez clai-
ïement que la perfeéfion de l’ef-
prit confille dans l’excellence des
facultés organiques du corps hu-
main .• & fl leurs preuves n’ont pas
été jufqu’ici folidement réfutées ,
c’eft qu’elles portent fur des faits j
Si à quoi fervent en effet tous les
raifonnemens contre des expérien-
c'es inconteltables & des obferva-
tions journalières ?
Il faut cependant favoir que
quelques - uns ont regardé notre
Ame non -feulement comme une
C 2^77 )
fubjîance fpïrituelle [ ^ ] , par-
ce que chez eux cette expreHion
[ Æ ] La fpirîtualitc & la matérialité dîf-
féroient peu chez les Anciens. Ils ente-n-
doient par l’une , une affemblage de parties
matérielles , légères , & déliées , jufqu’à
femblcr en effet quelque chofe d’incorporel
ou d’immatériel ; & par l’autre , ils conce-
voient des parties péfantes , groflîéres , vifi-
blés , palpables. Ces parties matérielles ,
appercevables , forment tous les corps par
leurs diverfes modifications , tandis que les
autres parties imperceptibles , quoique de
même nature , conffituent toutes les Ames.
Entr’une fuhjîance fpïrituelle & une fubfiax-
ce materielle , il n’y a donc d’autre diffé-
rence que celle qu’on met entre les modi-
fications , ou les façons-d’être d’une même
fubltance:& félon la même idée, ce qui eft
matériel peut devenir infenfiblement fpiri-
tuel,& le devient en effet. Le blanc d’œuf
peut ici fervir d’exemple , lui qui à force
de s’atténuer & de s’affiner au travers des
filîaires vafculeufes infiniment étroites du
Poulet , forme ou donne tous les efprits
de cet Animal ; & que l’analogie prouve
bien que la lymphe fait la même chofe dans
l’Homme 1 üferoit-on comparer l’Ame aux
efprits animaux , & dire qu’elle ne différé
des corps , que comme ceux-ci different des
humeurs groffieres , par le fin tiffli , & l’ex-
ürême agilité de fes atôijies }
. . ( ^78 )
ne fignifioit qu’une matière déliée,
adive , & d’une l’ubtilité impercep-
tible ; mais même comme imma-
térielle , parce q i’ils diilinguoient
dans la fubltance des corps , com-
me on l’a tant de fois répété , la
p'.rtie mue , c’eft-à-dire , celle
qu’ils regardoient fimplcment com-
me mobile , & à laquel'e ils ne
donnoient que le nom de matière,
d’avec les formes adives & fenfi-
tives de ces fubllances. Ainfi l’Ame
n’étoit autrefois décorée des épi-
theres de fpirïtuelle & d‘ivimaté-<
rielle, que parce qu’on la regardoit
comme la f^orme ou la faculté ac-
tive & fenficive parfaitement dé-
veloppée , &même élevée au plus
haut point de pénétration dans
l’Homme. On connoît , par ce que
je viens de dire , la véritable ori-
gine de la Métaphyfique ; & la
voilà juitement dégradée de fa
chimérique noblelTe.
Plufieurs ont voulu fe fignaler
( '^79 )
en fontenant que l’Ame raifontia-
ble & l’Ame fenfitive formoient
deux Ames d’une nature rt elle-
ment diflinde , & qu’il fal'oit bien
fe donner de garde de confondre
enfemble. Mais comme il eft
prouvé que l’Ame ne peut juger
que fur les feniations qu’elle a ,
l’idée de ces Philofophes a parû
impliquer une contradiction mani-
fefte , qui a révolté tous les efprits
droits & éxemts de préjugés. Auffi
avons-nous fouvent fait obferver
que toutes les opérations de l’Ame
font totalement arrêtées , Ionique
fon fentiment eft fufpendu , com-
me dans toutes les maladies du cer-
veau , qui bouchent & détruifenC
toutes les communications d’idées,
entre ce vifcère & les organes fen-
fitifs; de forte que, plus on exa-
mine toutes les facultés intelleduel-
les en elles-mêmes , plus on demeu-
re fermement convaincu qu’elles
font toutes renfermées dans la fa-
S 4
( i8o )
culté^e fentir, dont elles dépen-
dent fl efl’entiellement , que l’A-
me ne fcroit jamais aucune de fes
fondions fans elle.
Enfin quelques Philofophes ont
penfé que l’Ame n’efi; ni matière
ni corps , pai;ce que, confidérant la
matière par abllradion , ils l’envi-
fageoient douée feulement de pro-
priétés paiïives & mécaniques ; &
ils ne regardoient aufli les corps ,
que comme revêtus de toutes les
formes fenfibles , dont ces mêmes
propriétés peuvent rendre la ma-
tière fufceptible. Or , comme ce
font les Philofophes qui ont fixé
la fignification des termes , & que
la foi pour fe faire entendre aux
Hommes , a dû fe fervir nécefiTai-
rement du langage même des Hom-
mes , de-là vient que c’efl peut-
être en ce fens , dont on a abufé ,
que la foi à dillingué l’Ame & de
h matière & du corps qu’elle ha-
bite : & fur ce que les anciens
Métaphyficiens avoient prouvé que
FAme elt une fubllance aélive &
fenfible , & que toute fubllance ell
par foi même impérilîable , de-là
ne femble-t’il pas naturel que la
foi ait prononcé en conféquence
que FAme étoit immortelle ? [æ]
[ Æ ] Si nous n’avons pas de preuves
Philofophiques de l’immortalité de l’Ame ,
ce n’eft certainement pas que nous foyons
bien aifes qu’elles’ nous manquent. Nous
fommes tous naturellement portés à Croire
Ce que nous fouhaitons. L’amour propre,
trop humilié de fe voir prêt d’être anéanti,
fe flatte , s’enchante de la riante perfpeétive
d’un bonheur éternel. J’avoue moi-même
que toute ma Philofophie ne m’empêche pas-
de regarder la mort comme la plus trille
nécelîité de la Nature , dont je voudrois
pour jamais perdre l’affligeante idée? Jepuîs
dire avec l’aimable Abé de Chaulieu ,
„ Plus j’approche du terme & moins je le
„ redoute ;
Par des principes fûrs mon efprit affermi ’
Content , perfuadé , ne connoît plus le
„ doute ;
Des fuites de ma fin je n’ai jamais frém^',
( )
Voilà comme on peut accorder
félon moi , la révélation & la Phi-
,, Et plein d’une douce efpcrance ,
„ Je mourrai dans la confiance ,
„ Au fortir de ce trille lieu .
,, De trouver un azyle , une retraite sûre,
„ Ou dans le fein de la Nature ,
„ Ou bien dans les bras de mon Dieu.
Cependant je ccfTe d’être en quelque forte ,
toutes les fois que je penfe que je ne ferai
plus.
Paflbns en rcvûë les opinions, ou les dé-
lits des Philolophes fur ce fujtt. Parmi ceux
qui ont fouhaité que l’Ame fût immortelle,
on compte , i®. Sénéque , [ E/’/T?. 107. &c.
Quccft. Nat. L. 7. &c. J 1° Socrate ; g».
Platori ,»qui 'donne à la vérité v Fhced. )
une démonftration ridicule de ce dogme ,
mais qui convient ailleurs qu ’/7 ne le croit
vrai , cfue parce qu'il l'a oüi dire : 40 Cicé-
ron , ( De Naturâ Deorum , L. 2. ) quoi-
qu’il vacille , L. 3. dans fa propre Doâri-
ne , pour revenir à dire ailleurs qu’// affec-
tionne beaucoup le dogme de l'immortalité' ,
quoique peu vraifemblable : qo- Pafcal , par-
mi les Modernes ; mais fa maniéré de rai-
fonner ( i. Penf.Jur la lielig.) eft peu digne
î
( 283 )
îofophie , quoique celle-ci fînifTc
OÙ l’autre commence. C’eft aux
d’un Philofophe. Ce ^;rand homme s’î-
maginoit avoir de la foi, & il n’avoit qu’en-
vîe de croire , mais fur de légitimés motifs
qu’il cherchoic. Croire parce qu’on ne nf-
quc tien , c’tft croire parce qu’on ne fait
rien. Le parti le p us fage eft du moins de
douter , pourvu que nos doutes fervent à
régler nos adlions , <5c à nous conduire d’u-
ne maniéré irréprochable , félon la raifon &
les Loix. Le Sage anime la vertu pour
la vertu même.
Enfin les Stoïciens , les Celtes , les An-
ci ns Bretons , &c. dcfiroient tous que l’A-
me ne s’éteignît point avec le corps. Tout
le monde , dit indécemment Pomponitius,
( de Im/nort. anim. ) fouhaite l’immortalité,
comme un mulet délire la génération qu’il
n’obtîcnt pas.
Ceux qui ontpenfé, fans balancer, que
l’Ame étoit mortelle , font eu bien plus
grand nombre. Byon fe livre à toutes for-
tes de plaifanteries , en parlant de l’autre
monde ; Géfar s’en mocque au milieu me-
me du Sénat , au lieu de chercher à domp-
ter l’hydre du Peuple , & à l’accoûtumer au
frein néceflaire des préjugés. Lucrèce ,
( de Nat. rer. L. 3 . ) Plutarque , &c. ne
connoiiïcnt d’autre Enfer , que les remorts.
Je fai , dit l’Auteur d’Eledre ,
( 1^4 )
feules lumières de la foi à fixer nos
idées fur l’inexpiicable origine du
„ Je fai que les remords d’un cœur né
„ vertueux ,
„ Souvent pour les ( U parle des crimes ) pu-
„ nir vont plus loin que les Dieux.
Virgile ( Georg. Liv. 2, ) fe mocque du
bruit imaginaire de l’Achcron , & il dit
( Ene'id. L. 3. ) que les Dieux ne fe mê-
lent point des affaires des Hommes ;
Scilicet is Superis lahorefl^^ea cura quieias
Sollicitât.
Lucrèce dît la même chofe ,
Ufquè omnis per fe Divûmaaturanecejfe ejt
Immortali eevo fummâ cumpace fruatur ^
Semota à nofiris rebus ^ fejunSlaque longe \
Namprivatadülore 0 mni ^privata perîcîis
Ipfa fuis pollens opibus ^nihil indiganojiri y
JSlecbenè pro meritis gaudet , nec tangitur ira.
En un mot tous les Poëtes de l’Antiqui-
té , Homère , Hefiode , Pîndare , Callima»
( 2 - 8 ^ )
mal ; c’eft à elle à nous déveîop-
per le julte & l’injafte, à nous faire
que , Ovide , Juvénal , Horace , TihuHe,
Catulle, Manilius , Lucain , Pétrone,. Per-
fe , &c. ont foulé aux pieds les craintcsde
l’autre vie. Moyfe même n’en parle pas, &
\es Juifs ne l’ont pas connue.
Hipocrate , Pline , Galien , en un mot
tous les Médecins Grecs , Latins , & Ara-
bes , n’ont point admis la diftinâion des
deux fubftances , & la plupart n’ont connu
que la nature.
Diogène , Leucippe , Démocrite , Epi-
cure , Laftance , les Stoïciens , quoique
d’avis diffcrens entr’eux fur le concours
d’atômes , fe font tous réünis fur le point
dont il s’agit : & en général tous les An-
ciens euffent volontiers adopté ces deux Vers
d’un Poète François :
„ Une heure après ma mort , mon ame
,, évanouie
„ Sera ce qu’elle étoit une heure avant
J, ma vie.
Dicéarque , Afclépiade , ont regardé l’A-
me comme l’harmonie de toutes les parties du
corps. - Platon à la vérité foutient que l’A-
me eft incorporelle , mais c’elt comme fai-
Ç»nt partie d’une chimère qu’il admet , fous
( i86 )
connoLtre la nature de la liberté ,
tous les iecours iurnaturels qui
le nom à' Ame dn monde ; & félon le même
Philotbpnc , toutes les A nes des Animaux
& des Hommes font 'e même nature , & la
difficulté de leurs fondions ne \ ient que de
la différence des corps qu’elles haoitent.
Ariffote dit aufli que ,, ceux qui préten-
„ dent qu’il n’y a point d’Ame fans corps,
,, & que l’Ame n’eft point un corps , ont
„ raifon ; car , ajoutc-i’il , l’Ame n’eft poiitt
,, un corps , mais c’« ft quelque choie du
„ corps. ,, Anïmam qui exifiimant nequejine
eorpore , neque corpus aliqmd , bene optnan-
tur : corpus entm non eft , corporis antem ejî
aliqmd. De Anim. Ttxt. 26. c. 2. Il en-
tenJ bonnement la forme , ou un accident,
dont il fait un Etre léparé de la ^matière.
D’où l’on voit qu’il n’y a qu’à bien éplu-
cher ceux d’entre les Anciens qui paroiflent
avoir crû l’Ame immatérit lie , pour fe con-
vaincre qu’ils ne d’ff'ercnt pas des autres.
Nous avons vû d’ailleurs qu’ils penfoient
que la fpiritualité étoit aulTi-bien un vérita-
ble atnibut de la fubftance , que la matéria-
lité même ; ainfi ils fe reftemblent tous.
Je ferai ici une réflexion, Platon définît
l’Ame une ejjence je mouvant d'clle-méme ,
& Pythagorc un nombre je mouvant de lui~
même. D’où ils concluoient qu’elle étoit
immortelle. Defeartes en tire une confé-
quence toute oppolée ; tandis qu’Ariftote,
( x87 )
en dirigent l’exercice. Enfin puif-
que les Théologiens ont une Ame
qui vouloir combattre l’immortalité de l’A-
me , n’a cependant jamais fongé à nier la
conclufîon de ces anciens Philofophes , &
s’en eft tenu feulement à nier fortement le
principe , pour plufieurs raifons que nous
îupprimons , & qui font rapportées dans
Macrobe. Ce qui fait voir avec quelle con-
fiance on a tiré, en differens tems,des mê-
mes principes , des conclufions contradic-
toires.
Le fyftême de la fpiritualité de la ma-
tière étoit encore fort en vogue dans les
quatre premiers fiécles de l’Eglife. On crut
jufqu’au Concile de Latran que l’Ame de
l’enfant étoit la produâiion moyenne de cel-
le du pere & de la mere. Ecoutons Tertu-
lien : Animam corporalern profitetnur , haben-
tem proprtum genus fub/iafitiie ^ [oUditatis ,
fer qnam qitod ^ fentire ^ pati pojjit
quid dicis cœlejiem , qnam undè cælejiem in-
telUgas , noK habes ? Quid terrenarn negas ,
qtiarn undè terrenam agnofeas , habes ?... car»
atque Anima Jimkl fiunt fine calcula temparis ,
atque fimul in utero etiam figurantur . . . . rni~
nimè di-vina res , quoniam quidem rnortalis.
Origëne , S. Irénée , S. Juftin Martyr,
Théophile d’Antioche, Arnobe, &c. ontpenfé
avec Tertulien que l’Ame a une étendue
formelle.
S. Auguftia penfe-t’il autrement, lorsqu’il
( i88 )
fl fupérieure à celle des Philo-
Ibphes , qu’ils nous difent &
dit : Dkm corpus animai , ’vitâque irnhuit ,
Anima dicitur : dkm vult , Animus : dùm
fcienita ornata ejl , ac judicandt peritiam exer-
cet , Mens : dùm reeolit ac reminifcitur , Me -
moria : dùm ratiocinatur ^ ac fingula di[cernit y
Ratio : dùm contemplatiom iujijlit , Spiritus ;
dùm fentiendi lim obtinet ^ fenfus efl Aniraz.
II dit dans le même Ouvrage ( de Anim. )
1°. Que l’Ame habite dans le fang , parce
qu’elle ne peut vivre dans le fec : pourquoi ?
( Admirez la lagacité de ce grand Homme;)
pareeque c’eft un Efprit. 20. H avoue qu’il
ignore li les Ames l'ont créées tous les jours ,
ou li elles defeendent , par propagation , des
peres aux enfans. 30. Il conclut qu’on ne
peut rien réfoudre fur la nature de l’Ame.
Four tr.iiter ce fujet,il ne faut être ni Théo-
logien , ni Orateur : il faut être plus,Phi^
lofophe.
Mais pour revenir encore à Tertulien ,
quoique les Ames s’éteignent avec les corps,
toutes éteintes qu’elles font , fuivant cet
Auteur , elles fe rallument , comme uuc
bougie , au Jugement dernier , & rentrent
dans les corps relfufcités , fans Icfquels
elles ne pourroient fouffrir , & avant lef-
quels elles n’ont point fouffert. Ad perfi-
ciendum ^ ad patiendum , fucietatem carnis
( Anima ) expofiulat , ut tàm plenè per eam
paii pojfit , quàm fine eâ plenè agere non po-:
nous
( i89 )
nous faffent imaginer , s’ils peu-
vent , ce qu’ils conçoivent fi bien
iuit. ( De rerurr. L. i. 98. ^ C’eft ainlî que
Tertulien imaginoir que l’Ame pouvoit être
tout enfemble mortelle & i nmortelle , &
qu’elle ne pouvoii être immortelle, qu’au-
tant qu’elle eft matérielle. Peut-on ajufter
plus fingulietemcnt la mortalité , l’immor-
talité & la matérialité de l’Ame avec la ré-
furredion des corps } Conor va plus 'oin
( Rvarigelium Medici ; il pouffe i’extrava-
gance jufqu’à entreprendre d’expliquer phy-
fîquement ce myfterc.
Les Scholaftiques Chrétiens n’ont pas
penfé autrement que les Anciens fur la na-
ture de l’Ame. Ils difent tous avec S. Tho-
mas , Anima ejl principium quo vivimus-^
rnovemur , ^ intelligimus. “ Vouloir &
„ comprendre , dit Goudin , font aulfi-bieii
„ des mouvemens matériels , que vivre &
„ végéter. “ Il ajoûte un fait fingulier, qui
„ eft que dans un Concile tenu à Vienne
„ fous Clément V. l’autorité de l’Eglife
„ ordonna de croire que l’Ame n’eft que la
forme fubjîantielle du corps , qu’il n’y a
,, point d’idées innées ( comme l’a penfé le
,, même S. Thomas ) & déclara hérétiques
„ tous ceux qui n’admettoient pas la maté-
„ rialité de l’Ame.
Raoul Fornier , Profeffeur en Droit ,
enfeigne la même chofe dans fes Difeours
Académiques fur l’origine d l’Ame, impri-
T
( ^90 )
l’effence de l’Ame , & fon état
après la mort. Car non-feulement
més à Paris en 1619. , avec une approbation
& des éloges de plulieurs Doôeurs en
l'héologie.
Qu’on life tous les Scholaftiqucs , on
verra qu’ils ont reconnu une force motrice
dans la matière , & que l’Ame n’eft que la
forme fubftantielle du corps. Il eft vrai
qu’ils ont dit qu’elle étoit une forme fubfif-
tante ( Goudin. T. II. p. 93. 94. ) ou qui
fubfifte par elle-même , & vit indépendam-
ment de la vie du corps. De-là ces entités
diftinâes , ceS accident abfoîus , ou plûtôt
abfolurnent inintelligibles. Mais c’eft une dif-
tinâion frivole : car puifque les fcholafti-
ques conviennent avec les Anciens, \o. que
les formes tant (impies , que compofées ,
ne font que de (impies attributs , ou de
pures dépendances des corps ; 2°. Que l’A-
me n’eft que Informe ou V accident du corps ;
ils ajoûtent en vain ,pourfe fmver,les épi-
thètes de fuhfijlance ou d'abfolu : il falloit
atiparavant prtlfentir les conféquences de la
Doélrine qu’ils embraffoient , & la rejetter
plûtôt , s’il eût été polTible , que d’y faire
de ridicules reftridions. Car qui croira de
bonne foi que ce qui eft matériel dans tous
les corps , ce(Te de l’être dans l’homme ?
L»a contradiéUon eft trop révoltante. Mais
les Scholaftiques l’ont eux-mêmes fentie ,
plus que les Théologiens , à l’abri defquels
( api )
la faine & raifonnable Philofophie
avoue franchement qu’elle ne con-
çoit pas cet être incomparable
qu’on décore du beau nom d’A-
me , & d’attributs divins , mais
que c’eft le corps qui lui paroîc
penfer ; [ ^ ] mais elle a toûjours
ils n’ont que voulu fe mettre par ces dé-
tours & ces vains fubterfuges.
C’en eft affez & plus qu’il ne faut fur
l’immortalité de l’Ame. Aujourd’hui c’ell;
un dogme elTentiel à la Religion , autrefois
c’etoit une queftion purement Philofophique.
Quelque parti qu’on prît , on ne s’avançoit
pas moins dans le Sacerdoce. On pouvoir
la croire mortelle , quoique fpirituelle , ou
immortelle , quoique matérielle. Aujour-
d’hui il eft défendu de penfer qu’elle n’eft
pas fpirituelle , quoique cet fpiritualité nefe
trouve nulle part révélée ; & ce n’eft pas
affez que la foi nous décide fur fon im-
mortalité. Ceux qui vivent comme les au-
tres , font punis de penfer autrement que
les autres : qu’elle inj uftice ! qu’elle tyran nie !
^ "Je fris corps ^ je penfe. ( Volt.
Lett. Phil. J'ur l'Âme ) Voyez comme il fe
mocque agréablement du raifonnement qu’on
fait dans les Ecoles pour prouver que la
matière ( qu’on ne connoît pas ) ne peut
penfer.
( )
blâmé les Philofophes qui ont ofé
affirmer quelque chofe de pofitif
fur l’effence de l’Ame , femblable
en cela à ces fages Académies(^)
qui, n’admettant que des faits en
Phyfique , n’adoptent ni les littê-
mes , ni les raifonnemens des mem-
bres qui les compofent.
J’avoue encore une fois que j’ai
beau concevoir dans la matière les
parties les plus déliées , les plus
fubtiles , & en un mot la plus par-
faite organifation , je n’en conçois
pas mieux que la matière puiiTe
penfer. Mais , lo. la matière fe
meut d’elle-même ; je demande à
ces Philofophes, qui femblent avoir
affidé à la création , qu’ils m’ex-
pliquent ce mouvement , s’ils le
conçoivent, a®. Voilà un corps
organifé ! Que de fentimens s’im-
[_ a '] Telles que V Académie des Sciences.
Voyez la belle Préface que M. de Fonte-
«elle a mife à la tête des Mémoires de
cette Académie,
C 2-93 )
primeRt dans ce corps , & qu’il
eft difficile d’apercevoir la caufe
qui les produit ! 30 . Eit-il plus
aile de fe faire une idée d’une ffib-
ftance qui, n’étant pas matière, ne
feroit à la portée ni de la nature ,
ni de l’art , qu’on ne pourroit ren-
dre fenfible par aucuns moyens ,
d’une fubllance qui ne fe connoît
pas elle-même , qui apprend & ou-
blie à penfer dans les difîerens âges
de la vie ?
Si l’on me permet de parcourir
ces âges un moment , nous voyons
que les enfans font des efpeces
d’oifeaux , qui n’apprennent que
peu de mots & d’idées à la fois ,
parce qu’ils ont le cerveau mol :
Le jugement marche à pas lent
derrière la mémoire ; il faut bien
que les idées foient faites & gra-
vées dans le cerveau _, avant que
de pouvoir les aranger & les com-
biner. On raifonne , on a de l’ef-
prit , il s’accroît par le commerce
( ^94 )
de ceux qui en ont , il s’embellit
parla communication des idées ou
des connoifTances d’autrui. L’a-
dolelcence eft- elle paflee ? Les lan-
gues & les Sciences s’aprennent
difficilement , parce que les fibres
peu flexibles n’ont plus la même
capacité de recevoir promptement
& de conferver les idées acquifes.
Le vieillard , laudator temporïs
üBt ^ eft efclave des préjugés qui
fe font endurcis avec lui. Les
vailTeaux raprochent leurs parois
vuides , ou font corps avec la li-
queur deftéchée ; tout jufqu’au
cœur & au cerveau s’offifie avec
le tems ; les efprits fe filtrent à
peine dans le cerveau & dans le
cervelet , les ventricules du cœur
n’ont plus qu’un foible coup de
pifton ; défaut de fang & de mou-
vement , défaut de parens & d’a-
mis qu’on ne connoît plus , défaut
de foi-même qu’on ignore. Tel
eft l’âge décrépit , la nouvelle enfan-
( 2 . 95 ' \
te,îa fécondé végétation derHom-
me, qui finit comme il a commenr
cé. Faut-il pour cela être Mifantro-
pe & méprii'er la vie ? Non , la dou-
leur feul peut donner ce droit-là ;
mais fl on a du plaifir à fentir , il n’eft
point de plus grand bien que la vie ;
fl on a fû en joü’r , quoi qu’on en
dife,*quoi que chantent nos Poè-
tes, ( <2 ) c’écoit la peine de naître^
de vivre & de mourir.
Vous avez vû que la faculté fen-
fitive exécute feule toutes les fa-
cultés intelleduelles ; qu’elle fait
tout chez l’Homme , comme chez
les Animaux ; que par elle enfin
tout s’explique. Pourquoi donc
demander à urf être imaginaire plus
diflingué les raifons de votre fu-
périorité fur tout ce qui refpire ?
Quel befoin vous faites-vous d’une
fubflance d’une plus haute origine?'
Efl-ce qu’y eft trop humiliant pour
votre amour propre d’avoir tant
(, a ) Rouifeau , Miroir de la ’vle.
T 4
C ^ 9 ^ )
d’efprit , tant de lumicres ,fâns en
connoître la fource ? Non ; com-
me les femmes font vaines de leur
beauté , les beaux efprits auront
toujours un orgueil qui les rendi a
odieux dans la iociécé , & les Phi-
lofophes même ne ieront peut être
jamais alTez Philofophes pour évi-
ter cet écüeil univerfel. Au’ relie
qu’on falîe attention que je ne traite
ici que de THilloirc naturelle des
corps animés , & que pour ce qui
ne concerne en rien cette Phyfi-
que , il fil bit , ce me femble, qu’un
Philofophe Chrétien le foûmette
aux lumières de la révélation , &
renonce volontiers à toutes fes Ipé-
eulations, pourchérirune reflource
commune à tous les Fidèles. Oiii
fans doute cela doit fuhire, &par
conféquent rien ne 'peut nous em-
pêcher de poulîèr plus loin nos re-
cherches Phyfiques , &• de con-
firmer cette théorie des fenfàtions
par des faits inconteltables.
< 2-97 )
Chapitre XV.
Hîjîoires ant confirment que ton^
tes les idées viennent des Jens.
Histoire première.
Sourd de Chartres.
5, y T N jeunehommefilsd’un Ar-
„ tifan, fourd & muet denaif-
5> fance, commença tout d’un coup
„ à parler au grand étonnement de
5, toute la Ville, On futde lui que
„ quelques trois ou quatre mois
„ auparavant , il avoir entendu le
„ fon des cloches, & avoit été ex-
„ trêmement furpris de cette fen-
„ fation nouvelle & inconnue. En-
„ fuite il lui étoit forri comme une
„ elpéce d’eau de l’oreUle gauche,
( )
s, & il avoit entendu parfaitement
>, des deux oreilles. Il fut ces trois
,, ou quatre mois à écouter fans
„ rien dire , s’acoûtumant à ré-
,) péter tout bas les paroles qu’il
„ entendoit , & s’affermiiîant dans
)) la prononciation & dans les idées
„ atachées aux mots. Enfin il fe
„ crut en état de rompre le filen-
« ce , & il déclara qu’il parloit ,
„ quoique ce ne fût encore qu’im-
„ parfaitement. Aufli - tôt des
„ Théologiens habiles l’interroge-
„ rent fur fon état pafiTé , & leurs
„ principales queftions roulèrent
„ iur Dieu, fur l’Ame , fur la bon-
„ té , ou la malice morale des ac-
„ tions. Il ne parut pas avoir pouf-
„ fé fes penfées jufques-là. Quoi-
5, qu’il fût né de parens Catholi-
„ liques, qu’il affiliât à la MelTe ,
„ qu’il fût inllruit à faire le ligne
„ de la Croix , & à fe mettre à
„ genoux dans la contenance d’un
5, homme qui prie , il n’avpit ja-
C ^99 )
5, mais joint à cela aucune inten-
5, tion , ni compris celle que les
„ autres y joignoient : il ne favoit
„ pas bien diÜindement ce que
„ c’étoit que la mort , & il n’y
„ penfoit jamais. Il menoit une
„ vie purement animale, toute oc-
9, cupée des objets fenfibles & pré-
9, fens , & du peu d’idées qu’il re-
„ cevoit par les yeux. Il ne droit
„ pas même de la comparaifon
„ de ces idées tout ce qu’il fem-
„ ble qu’il auroit pû en tirer. Ce
« n’eft pas qu’il n’eût naturelle-
„ ment de l’efprit , [ a ] mais
,, l’efprit d’un homme privé du
„ commerce des autres , cil fi peu
„ cultivé , fi peu exercé , qu’il ne
„ penfoit qu’autant qu’il y étoit in-
„ difpenfablement forcé par les ob-
„ jets extérieurs. Le plus grand [^]
[ Æ ] Ou plûtôt la faculté d’en avoir , car
autrement la penfée feroit fauffe & contra-
dictoire avec ce qui fuit.
[ ^ 3 Tout le fond. M. de Fontenelle
( 300 )
„ fond des idées des hommes eft
„ dans leur commerce récipro-
^ que. „
Cette Hiftoire connue de toute
la Ville de Chartres , fe trouve
dans celle de l’Académie des Scien-
ces [a ]. f ,11e eh très-bien racon-
tée ; mais fi on jugeoit M. de Fon-
teneile fur ce léger fondement , on
ne le croiroit pas un grand Métaphy-
ficien. Auiîi ne pafiTe t’il pas pour
l’être ; & je penfe que , quelque
fage que foit l’imagination de ce
célébré Ecrivain , elle l’eût diffi-
cilement porté à la Métaphyfique ;
ou il eût tout tenté pour en arra-
cher les chardons , & n’y fouflrir
que des fleurs , & par-là il eût tout
gâté.
l’affiirme fans y penfer , lorfqu’il dit que ce
Soüràn^ avait cjue les idées qu'il recevait par tes
yeux ; car il s’enfuit qu’aveugle il eût été fans
idées.
[_ a 1703. p. 19. de VHiJl.
m
( 301 )
Histoire IL
un Homme fans idées morales.
D Epuis plus de quinze ans il y a
à l’Hôtel de Conti un Tour-
neur de broche ^ qui, n’ayant rien
de fourd fi ce n’eft l’efprit , répond
qu’il a été au Potager , lorfqu’on
lui demande s’il a été à la MefTe.
Il n’a aucune idée acquife de la Di-
vinité , & lorfqu’on veut favoir de
lui s’il croît en Dieu , le coquin dit
que non , & qu’il n’y en a point.
Ce fait pafTe dans cet Hôtel pour
le duplicata de celui de Chartres,
auquel pour cette raifon je l’ai
joint.
( ^oi )
Histoire III.
r Aveugle de Chefelden.
P Our voir , il faut que les yeux I
foicnr, pour ainfi dire , à l’unif-
Ion des objets. Mais fi les parties
internes de cet admirable organe
n’ont pas leur pofition naturelle ,
on ne voit que fort confufément.
M. de Voltaire, Elémens de la
E^bilofbphic de Newton, Chap. 6.
raporte que l’aveugle né âgé de
14 ans , auquel Chefelden abatit la
cararade , ne vit , immédiatement
après cette opération , qu’une lu-
mière colorée , fans qu’il pût dif-
tinguer un globe d'un cube , <&
qu’il eût aucune idée' d’étendue ,
de dillance , de hgure , &c. Je
crois , 10. que faute d’une juile po-
fition dans les parties de l’oeil , la *
. ( 303 )
vifion devoir Ce faire mal ; ( pour
qu’elle fe récablilTe , il que le
criftalin détrôné ait eu le tems de
fe fondre , car il n’eft pas nécefTai-
re à la vûe. ) 20. S’il vit de la lu-
mière & des couleurs , il vit par
conféquent de l’étendue. 30, Les
aveugles ont le taft fin , un fens
profite toûjours du défaut d’un au-
îens : les houpes nerveufes , non
perpendiculaires , comme par tout
le corps , mais parallèles & longi-
tudinalement étendues jufqu’à la
pointe des doigts , comme pour
mieux examiner un objet; ces hou-
pes , dis-je , qui font l’organe du
taél , ont un fentiment exquis dans
les aveugles , qui par conféquent
acquiérent facilement par le tou-
cher. les idées des figures , des dif-
tances : &c. Or un globe attenti-
vement confidéré par le toucher,
clairement imaginé & conçû , n’a
qu’àfe montrer aux yeux ouverts;
il fera conforme à l’image , ou à
( 304 )
l’idée gravée dans le cerveau ; &
confé-iuemment il ne fera paspof-
fible à l’\me de ne pas diitingner
cette figure de toute autre , fi l’or-
gane dioptr^que a l’arangement
interne nécefiTaire à la vilion. C’eft
ainfi qu’d elt aufli impoflible aux
doigts d’un très-habile Anatomille
de ne pas reconnoître, les yeux fer-
més , tous les os du corps humain,
de les emboiter enfemble , & d’en
faire un fquelette , qu’à un parfait
Muficien de ne pas relferrer fa glot-
te , au point précis , pour prendre
le vrai ton qu’on lui demande. Les
idè s reçûës par les yeuxfe retrou-
vent en touchant , & celles du tad,
en voyant.
D’ailleurs on étoit prévenu pour
ce qui avoit été décidé avant cette
opération , par Locke p. 97. 98.
fur les problème du favant Moli-
nenx ; c’elf pourquoi j’ofe mettre
en fait de deux choies, l’une : Ou
on n’a pas donné le teins à l’organe
diopticjue
( 305 ' )
dioptique ébranlé , de fe remettre
dans fon affiéte naturelle ; ou à
force de tourmenter le nouveau
voyant , on lui a fait dire ce qu’on
éroit bien aife qu’il dît. Car on a,
pour appuyer l’erreur , plus d’a»
drefTe , que pour découvrir la vé-*
rité. habiles Théologiens
interrogèrent le fourd de Chartres,
s’artendoient à trouver dans la na-
ture de l’Homme des jugemens
antérieurs à la première fenfation.
Mais Dieu, qui ne fait rien d’inuti-
le , ne nous a donné aucune idée
primitive , meme , comme on l’a
dit tant de fois , de fes propres at-
tributs ; & pour revenir à l’aveugle
de Chefelden , ces jugemens lui
euflent été inutiles pour dillinguer
à la vûë le globe d’un cube : il n’y
avoit qu’à lui donner le tems d’ou-
vrir les yeux & de regarder le ta-
bleau compofé de l’Univers. Lorf-
que j’ouvre ma fenêtre , puis-je au
premier inftant diitinguer les ob-
( 3o6 )
jets ? De même le f&uce peut paroî tre
grand comme t4ne maïfon , lorlque
c’eft la première fois qu’on apper-
çoit la lumière. Ce qu’il y auroit
là d’étonnant , c’elt qu’un homme,
qui voit les chofes fi fort en grand ,
n’eût aucune perception de gran-
deur , comme on le dit contradic--
toirçment.
Histoire IV,
Ou Méthode d' Amman pour ap*
prendre aux fourds à parler.
V Oici la Méthode félon laquelle
Amman apprend à parler en
peu de tems aux fourds & muets
de nailfance. [ zz ] i». LeDifciple
f f? ] Celui qui devient fourd dans l’en^
fance avant que de favoir parler , lire &
éciire devient muet peu-à-peu ; j’ai vérifié
cette oblervation fur deux fœurs foufdes &
îîî«çît€S auç j’ai vûçs au F ort Loujs,
( 307 )
touche îe gofierdu Maître qui
le , pour acquérir par le taéî: VV
dée , ou la perception du tremble-
ment des organes de la parole,
an. Il examine lui* même de la mê-
me maniéré fon propre gofier ^ ëû
tâche d’imiter les mêmes mouve-
mens *que le toucher lui a déjà fait
apercevoir. 30. Ses yeux lui fer-^
vent d’oreilles, ( félon l’idée d’Am-
man , ) c’elt-à dire , il regarde at-
tentivement les divers mouvemens
delà langue, delà mâchoire, & de§
lèvres , lorfque le Maître \_a~] pro-
nonce une lettre. 4®. Il fait Ips
mêmes mouvemens devant un mi?
roir, & les répète jufqu’à une par-
faite exécution. 5P. Le Maître fer?
re doucement les narines de fqri
écolier pour raccoûtumer à ne faire
paîTer Tair que par la bouche. 6 q. Il
écrit la lettre qu’il fait prononcer^
pour qu’on l’êtudie , & qu’on 1^
prononce fans ceîTe en particulier,
r ] On commence par les voyelles
( 3o8 )
Les fourds ne parlent pas, com-
me on le croit , dès qu’ils enten-
dent ; autrement nous parlerions
tous facilement une langue étran-
gère , qui ne s’aprcnd que par
l’habitude des organes à la pronon-
cer : ils ont cependant plus de fa-
cilité à parler ; c’eft pourquoi l’ouïe
qu’Amman donne aux fourds , eft
le grand midere & la baze de fon
art. Sans doute à force d’agiter le
fond de leur gorge , comme ils
voient faire , ils Tentent à la faveur
du canal d’Euftachi un ^ tremble-
ment , une titillation , qui leur fait
diïtinguer l’air fonore de celui qui
ne l’ed pas , & leur apprend qu’ils
parlent , quoique d’une voix rude
& grolliere , qui ne s’adoucit que
par l’exercice & la répétition des
mêmes Tons. Voilà l’origine d’u-
ne fenfation qui leur étoit incon-
nue ; voilà le modèle de la fabri-
que de toutes nos idées. Nous
n’aprenons nous-mêmes à parier ,
C 309 )
qu’à force d’imiter les fons d’au-
trui , de les comparer avec les nô-
tres , & de les trouver enfin reifem-
blans. Les oifeaux, comme on l’a dit
ailleurs , ont la même faculté que
nous , le même rapport entre les
deux organes , celui de la parole ,
& celui de l’ouïe.
Un fourd donne de la voix ,
telle qu’elle foit , dès la première
leçon d’Amman. Alors tandis que
la voix fe forme dans le larinx, on
lui apprend à tenir la bouche ou-
verte , autant , & non plus qu’il
faut pour prononcer telle ou telle
voyelle. Mais comme ces lettres
ont toutes beaucoup d’affinité en-
tr’elles , & n’exigent pas des mou-
vemens fort diftèrens , les fourds ,
& même ceux qui ne le font pas ,
ne tiennent pas la bouche précifé-
ment ouverte au point néceflaire ;
c’eft pourquoi ils fe trompent dans
la prononciation ; mais il faut
aplâudir cette méprife , loin de la
( 3ÏO )
t'élever ; parce qu’en tâchant de ré~
péter la même faute , [ qu’ils ne con-
nbilTent pas ] ils en font une plus
jhcureufe , & donnent enfin le ion
qu’on demande.
Une phifionomie fpirituelle , un
âge tendre a J les organes de
la parole bien conditionnés, voilà
ce qu’Amraan exige de fon Difci-
ple, & il préféré l’hyver aux autres
faifons , parce que l’air condenfé
par le froid , rend la parole des
lourds beaucoup plus fenfibleà eux-
mêmes, Notre cerveau eü origi-
nairement une mafife informe, fans
nulle idée; il a feulement la facul-
té d’en avoir , il les obtient de l’é-
ducation , avec la pui fiance de les
lier , & de les combiner enfemble.
Cette éducation confifte dans un
pur mécanifme , dans l’aéfion de la
[ ] Depuis huit ans jufqu’àquînïe. Plus
jeunes , ils font trop badins , & ne fentent
pâs futilité de ces leçons ; plus vieux , leurs
bi-ganes font engourdis.
1 3IÎ )
parole de l’un, fur l’ouïe de Tautfe,
qui rend les mêmes fons & ap-
prend les idées arbitraires qu’on a
attachées à ces fons : ou , [ pour ne
pas quitter nos fourds ], dans l’im-
preflion de l’air & des fons qu’on
leur fait rendre à eux-mêmes ma-
chinalement, comme je l’ai dit , fur
leur propre nerf acouftique, qui elf
une des cordes , fi l’on me per-
met de m’exprimer ainfi , à ia fa-
veur defquelles lesfons & les idées
Vont fe graver dans la fubllance
médullaire du cerveau , & jettent
ainli les premières femenees de i’ef-
prit & de la raifon.
Amnàan a tort de croire que le
défaut de la luette empêche de
parler. M. Altruc [ ^ ] & plufieurs
autres Auteurs [ ^ ] dignes de foi
ont des obfervations contraires.
Mais il faut d’ailleurs une parfaite
organifation , & comme une com-
Æ 3 De, Morb. Vener.
[ ^ 3 Bartholin, Hildanus , Faliope,&G,
V 4
( 312 ^ )
muftication qui s’ouvre en quelque
forte au moindre fignal , du cer-
veau aux nerfs des inftrumens qui
fervent à parler. Sans ces organes
naturellement bien faits, les lourds
inüruits par Amman pourro’ent
bien un jour entendre les amres
parler , & mettre leurs penfées par
écrit , mais ils ne pourroient jamais
parler eux -mêmes. Il faut aufii
des organes [ ^ ] bien condition-
nés , lorfqu’on aprend un Animal
à parler , ou qu’on l’inÜruit pour
divers ufages. Un fourd , & par
conféquent muetdenaiflànce, peut
apprendre à lire & à prononcer un
grand nombre de mots dans deux
mois. Amman en cite un qui fa-
voit lire & réciter par mémoire
î’Oraifon Dominicale au bout de 15-.
jours. U parle d’un autre enfant
qui dans un mois apprit à bien pro-
noncer les lettres, à lire, & à éçri-
[ « ] Sî on en croit M. Locke , on peiat
rendre un Perroquet raifonnabie.
( 313 )
re pafTablement : il favoit même
alltz bien l’ortographe. Le plus
court moyen de l’enfeigncr aux
fourds , & de leur faire retenir plus
aifémi.nt les idées des mots, c’eft
de leur faire coudre , ou joindre en-
femble les lettres [qu’ils entendent
â leur maniéré & qu’ils répètent
fort exactement, ] dans leur tête,
dans leur bouche & fur le papier.
La dihiculté des combinaifons doit
être proportionnée à l’aptitude du
Difciple ; on mêle des voyelles, des
demi-voyelles , des conformes , les
unes & les autres , tantôt devant,
tantôt derrière : mais dans le com-
mencement on reculeroit , pour
vouloir trop avancer. Les idées
ïiaiflantes de deux ou trois lettres
fero'ent troublées par un plus grand
nombre ; l’efprit fe replongeroit
dans fon cahos.
Après les voyelles , on vient aux
demi voyelles , & aux confonnes ,
§i aux lettres les plus faciles de ces
r
C )
dernieres , enfin à leurs combinai»
fons les plus ailées : & lorfqu’on
fait prononcer toutes les lettres i
on fait lire.
La lettre M féparée de rÆmuetj
qui tient à elle dans la prononcia-
tion, s’apprend parla main que le
fourd enfonce dans fort goficr , &
î’elfort qu’il fait pour fermer la
bouche en parlant.
La lettre N fe prononce en re-
gardant dans le miroir la fituation
de la langue , & en portant une main
au nés du Maître, & l’autre au fond
de fa bouche , pour fentir le trem-
blement du larinx , & comme l’air
fonore fort des narines.
Les fourds aprennent la lettre L
en n’appliquant leur langue qu’aux '
dents fupérieures , incilives & ca- '
nines , & à la partie du palais voi-
fine de ces dents : cette aftion étant
faite, on leur fait figne avec la main
de faire fortir leur voix par la bou-
che.
Dans la lettre R la voix s’éîéve,
faute en quelque for-.e & fe ronapt.
Î1 faut du temspour acquérir la fou-
pledé & la mobilité hécelT.’ire à
cette prononciat^'on. Cieperdantje
commence , dit ry\ureur, par met-
tre la main du lourd dans ma bou-
ché , pour qu’il touche en quelque
forte ma prononciation , & apper*
çoive comme ce fon eil modifié ;
ëc en même tems , il fe doit regar-
der dans mt miroir , pouf exami-
ner le tremblement & la fiuéluàtion
de la langue.
C’eft encore dans îemiroii , qu’on
apprend à rendre la langue convexe,
autant qu’il le faut pour prononcer
enfemble ch , fur-tout fi on exami-
ne avec la main comment l’air fort
de la bouche
Pour prononcer K , T , P , on
fait attention aux mouvemens de
la bouche & de la langue duIMaitre,
& on examine toujours avec les
doigts le mouvement de fongofier.
C )
L’at fe prononce comme K S.
Il faut donc l'çavoir combiner deux
confonnantes limples , avant que de
pafTer aux confonnantes doubles.
Tous les fourds prononcent allez
facilement les conionncsfimples, Si
fur tout la lettre H. Elles ne font
qu’un air muet ou peu fonore , qui,
en fermant ou en ouvrant les con-
duits , fort lucceflivement, ou tout-
à-coup.
Lorfque le Difciple fait pronon-
cer féparérr.ent chaque lettre de
î’Alphabet , il faut quil s’accoûtu-
me à prononcer, la bouche fort ou-
verte , les confonnes & les demi-
voyelles , pour que les lèvres & les
dents ne l’empêchent pas de voir
dans le miroir les mouvemens de la
langue, Enfuite il doit peu- à-peu
s’exercer à les prononcer à toutes
fortes d’ouvertures : & lorfqu’enfin
on a acquis cette faculté, on prend
deux ou trois lettres qu’on tâche
de prononcer de fuite , ou fans in-
C 317 )
terruption , fuivant l’habileté qu’on
a déjà.
L’Ecolier ayant fait ces progrès,
lit une ligne d’un livre & répété par
cœur les mêmes mots, après que le
Maître , qu’il examine attentive-
ment, les a prononcés. D’un coup
d’œil par ce moïen il imite feul les
fons qu’il lit, comme s’il les enten-
doit , parce que l’idée lui en elt ré-
cente & bien gravée.
Amman remarque que c’eftàpeu
prés par le même diamètre de l’ou-
verture de la bouche qu’on pro-
nonce 0 , U, e^i^Oye, U, e: mi
n y ng y P y t y k \ ck y k y Toutes
ces lettres fortent du fond du go-
fier. Ainfi elles font fort difficiles
à diffinguer par un fourd. Aufli
prononce-t’il mal , jufqu’à ce qu’il
ait appris beaucoup de mots ; mais
enfin il elt de fait qu’il répété avec
le tems & comprend fort bien les
difcours d’autrui.
Les exploïfives , / , ^ ^ , ne fe
( 3iB )
prononcent pas fans quelque éleva
tion apparente du larinx ; elles fe
diftinguent pardà nafales
fig. La prononciation deslettres
ch y efl fenfible à l’œil ; c’eft com-
me en lifant, qu’un fourd conçoit
ce qu’on lui dit ; il eil bon de lui
parler dans la bouche pour mieux
îe faire entendre , lorfqu’il s’eit dé jà
entendu lui- même , comme on l’a
dit î mais on l’inilruit mieux par
la vûë & le toucher , Aures funt
in ociilis y dit fort bien l’Auteur
du Traité de Loquelâ, p. lox. j
Le Difciple fait -il enfin lire & |
parler , on commence par lui ap- |
prendre les noms des chofes qui '
Oi;t le plus d’ufages, & qui fepré-
fentent le plus familièrement, com-
me dans l’éducation de tous les |
enfans ; les fubflantifs , les adjec-? |
tifs , les verbes , les adverbes , les i
conjonctions , les décHnaifons , les
conjugaifons , & les contrarions
particulières de la langue qu’pn j
enieigne,
( 319 )
Amman finit fon petit , maïs ex^
cellent traité , par donner l’Art de
corriger tous les défauts du langa-
ge ; mais je ne le fuivrai pas plus
loin, Cette Méthode efi d’autant
plus au defilis du Bureau Typogra-
phi que , & du ^adrille des En-
fans , qu’un fourd-né plus animal
qu’un enfant a, par fon feul infiinél,
déjà apris à parler. Le favant Maî-
tre des fourds aprend à la fois &
en p^eu de tems à parler , à lire ,
&à'4tîrire fuivant les régies del’or-
tographe , & tout cela , comme
vous voyez , machinalement ou par
desfignes fenfibles, qui font la voie
de communication de toutes les
idées. Voilàundeces hommes dont
il efi; fâcheux que la vie ne foit pas
proportionnée à Futilité dont elle
ell au public, .
Réflexions fur V E dueation.
Rien reUemble plus aux Dif*
( 3^0 )
ciples d’Amn-^an, que les enfans :
il faut donc les traiter à peu pi ès
de la mêrne mau'ere. Si on veut
imprimer trop de mouvemens dans
les mufcles , & trop d’idées ou de
fenfations dans le cerveau des
fourdsjla confulion fe met dans les
uns & dans les autres. De même
la mémoire d’un enfant , le difcer-
nement qui ne fait que d’éclore ,
font fatigués de trop d’ouvrage. La
foiblefTe des fibres & des efprits
exige un repos attentif. Il'Ofaut
donc , 1°. ne pas devancer la rai-
fon , mais profiter du premier mo-
ment qu’on la voit paroître , pour
fixer dans l’efprit le fens des mots
appris machinalement : Suivre
àlapifleles progrès del’ Ame, T voi-
ci comment la rail'on fe développe : )
en un mot obferver exaétement à
quel dégré arrêter, pour ainfi dire,
le thermomètre du petit jugement
des enfans , afin de proportion-
ner à fa fphère , fucceffivement
augmen-
( 32.1 )
augmentée, l’étendue des connoîf-
fances dont il faut l’embellir & lè
fortifier ,& de ne faire travailler l’ef-
prit, ni trop, ni trop peu. 3®. De il
tendres cerveaux font comme une
cire molle dont les imprelîions ne
peuvent s’effacer , fans perdre tou-
te la fubftance qui les a reçûèfs ;
de-là les idées fauflés , les mous vul-
des de fens : les préjugés deman"
dent dans la fuite une refonte donc
peu d’efprits font fufceptibles , &
qui dans l’âge turbulent des paf-
fions devient prefque impoffible.
Ceux qui font chargés d’inflruire
un enfant , ne doivent donc ja-
mais leur imprimer que des idées
il évidentes , que rien ne foit ca-
pable d’en éclipfer la clarté : mais
pour cela il faut qu’ils en ayent eux-
mémes de femblables , ce qui eft
fort rare. On enfeigne , comme
on a été enfeigné ; & dedâ cette
infinie propagation d’abus & d’er-
reurs. La prévention pour les
, ( 332 ^ )
premières idées eft la fourcë de
toutes ces maladies de refprit. On
les a acquifes machinalement , &
fans y prendre garde , en le fami-
liarifant avec elles , on croit que
ces notions l’ont nées avec nous.
On Abbé de mes amis croyoit
que tous les hommes étoient Mu-
ficiens-nés , parce qu’il ne fe fou-
venoitpas d’avoir apris les airs avec
lefquels fa nourrice l’endormoit.
Tous les hommes font' dans la mê-
me erreur , & comme on leur a
donné à; tous les mêmes idées, s’ils
ne parloient tous que François , ils
feroient de leur langue le même
phantôme que de leurs idées. Dans
quel cahos , dans quel labyrinthe
d’erreurs & de préjugés la mauvaife
éducaticnnenoiis plonge-t’elle pas !
& qu’on a grand tort de permettre
aux enfans des raifonnemens fur
des chofes dont ils n’ont point d’i-
dées , ou dont ils n’ont que des
idées confufes !
( 32^3 )
Histoire V.
Enfant trouvé parmi des
Ours.
U N jeune enfant , âgé de dix
ans , fut trouvé l’an 16(54.
parmi un troupeau d’Ours, dans
les forêts qui font aux -confins de la
Lithuanie &dela Ruiïie. Il étoit
horrible à voir ; il n’avoit ni l’ufage
de la raîfon , ni celui de la pa-
role : fa voix & lui- même n’a-
voient rien d’humain , fi ce n’eft
îa figure extérieure du corps. Il
marchoit fur les mains & fur les
pieds , comme les quadrupèdes :
leparé des Ours il fembloit les
regretter ; l’ennui & l’inquiétude
ctoient peints fur fa phyfionom'fe,
lorfqu’il fut dans la fojiété des
hommes 3 on eût dit un prifonnier
X X
( 3M )
( & il fe croyoit tel ) qui ne cher-
choit qu’à s’enfuir , jufqu’à ce
qu’ayant apris à lever fes mains
contre un mur , & enfin à fe tenir
debout fur fes pieds , comme un
enfant ou un petit chat , & s’étant
peu- à- peu accoûtumé aux alimens
des hommes , il s’aprivoifa enfin
après un long efpace de tems , &
commença àproférerquelquesmots
d’une voix rauque & telle que je
l’ai dépeinte. Lorfqu’on l’interro-
geoit fur fon état fauvage , fur le
tems qu’il avoit duré , il n’en avoit
pas plus de mémoire , que nous
n’en avons de ce qui s’efi: pafié pen-
dant que nous étions au berceau.
Conor ( a ) qui raconte cette
Hiftoire arrivée en Pologne pen-
dant qu’il étoit à Varfovie à la Cour
de Jean Sobiefki , alors fur le Thrô-
ne , ajoute que le Roi même ,
plüfieurs Sénateurs , & quantité
d’autres habitans du Pays dignes
(a ) Pages 133 , 134, isr , EvangMed.
( )
de foi , lui aiTûrerent comme un
fait confiant, &dont perfonne ne
doute en Pologne , que les en-
fans font quelquefois nourris par
des ours , comme Rémus & Rq-
mulus le furent par une LouvÊi.
Qu’un enfant foit à fa porte , ou
proche d’une haye , ou lailTé par
imprudence feul dans un champ ,
tandis qu’un ours affamé pâture
dans le voifinage , il eft aulfi-tôt
dévoré & mis en pièces ; mais s’il
eft pris par une ours qui allaite ,
elle le porte où font fes petits ,
aufquels elle ne fert pas plus de
mere & de nourrice qu’à l’enfant
même , qui quelques années après
efl quelquefois aperçu & pris par
les chaffeurs.
Conor cite une avanture fembla-
ble à celle dont il a été témoin , &
qui arriva dans le même lieu ( à
Warfovie en i66ç , ) & qui fe
paffa fous les yeux de M. Wan-
den nommé Brande de Cleverf-
X 3
C 32.^ )
kerk , Ambafladeur en Angleterre
l’an 1699. Il décrit ce cas , tel
qu’il 1 ui _a été fidèlement raconté
pat cet AmbafTadeur , dans fon
Traité du Gouvernement du
Royaume de Pologne.
J’ai dit que ce pauvre enfant dont
parle Conor , ne joüifToit d’aucunes
lumières de la raifon i la preuve en
efl qu’il ignoroit la mifcre de fon
état , & qu’au lieu de chercher le
commerce des hommes, illesfuyoit,
&ne défiroit que de retourner avec
fes ours. Ainfi , comme le remar-
que judicieufement notre Hilto-
rien , cet enfant vivoit machinale-
ment, & ne penfoit pas plus qu’une
bête, qu’un enfant nouveau- né ,
qu’un homme qui dort , qui eft en
léthargie , ou en apopléxie.
CisSîi? '
( 32-7 }
Histoire VI.
^es Hommes fauvages ,
Satyres.
L Es hommes fanvages, (a) afîez
communs aux Indes & en Afri-
que , font apellés Avaug-outang
par les Indiens , & ^o 'ias morrou-
par les Afriquains.
Ils ne font ni gras ni maigres : ils
ont le corps quarré , les membres
fi trapus & li mufculeux , qu’ils font
très-vîtes à la courie , & ont une
force incroyable. Au-devant du
corps ils n’ont de poil en aucun
endroit ; mais par derrière , on di-
roit d’une forêt de crins noirs dont
tout le dos eft couvert & hérilfé.
( «î ) Il y a deux ans qu’il parut à la poire
faint Laurent un grand Singe , fèmblableau
Satyre de Tulpius'.
X 4
( 32-8 )
La face de ces animaux reflembîe
au vilage de l’homme : mais leurs
mrrines font camufes courbées,
& leur bouché eft ridée & fans
dents.
Leurs oreilles ne différent enrien
de celles des hommes , ni leur poi-
trine i car les Satyres femelles ont
de fort gros tétons , & les mâles
n’en ont pas plus qu’on n’en voit
communément aux hommes. Le
nombril eft fort enfoncé , & les
membres fupérieurs & inférieurs
reffemblent à ceux de l’homme,
comme deux gouttes d’eau , ou
un œuf à un autre œuf.
Le coude eft articulé , comme
le nôtre ; ils ont le même nom-
bre de doigts , le pouce fait com-
me celui de l’homme , des molets
aux jambes , & une bafe à la plante
du pied , fur laquelle tout leur
corps porte comme le nôtre, lorf-
qu’ils marchent à notre maniéré,
ce qui leur arrive fouvent.
( nç >
Pour boire , ils prennent fort
bien d’une main l’anl'e du gobe-
let , & portent l’autre au fond du
vafe ; enfui te ils efluient leurs lè-
vres avec la plus grande propreté.
Lorfqu’ils fe couchent, ils ont aufR
beaucoup d’attention & de déli-
catelîe , ils fe fervent d’oreiller &
de couverture dont ils fe cruuvent
avec un grand foin , lorfqu’ils font
aprivoifés. La force de leurs muf-
cles, de leur iang & de leurs ef-
prits , les rend braves & intrépi-
des , comme nous-mêmes : mais
tant de courage elt refervè aux mâ-
les , comme il arrive encore dans
l’efpéce humaine. Souvent ils fe
jettent avec fureur fur les gens'mê-
me armés, comme fur les femmes
de les hiles, aufquelles ils font à la
vérité de plus douces violences.
R en de plus lafeif , de plus im-
pudique & de plus propre à la for-
nication que ces animaux. Les
femmes de l’Inde ne font pas ten-
( 330 )
tées deux fois d’aller les voir dan$
les cavernes , où ils fe tiennent ca-
chés. Ils y font nuds , & y font
l’amour avec auffi peu de préjugés
que les chiens.
Pline , S. Jérôme & autres nous
ont donné d’après les Anciens des
defcriptions fabuleufes de ces ani-
maux kfcifs , /Comme on en peu
juger , en les comparant avec celle-
ci. Nous la devons à Tulpius.
Médecin d’Amlterdam .( a ) Cet
Auteur ne parle du Satyre .qu’il a
vû , que comme d’un animal ; il
n’eit occupé qu’à décrire les par-
ties de fon corps, fans faire men-
tion s’ilparloit &s’ilavoit des idées.
Mais cette parfaite relTemblance
qu’il reconnoît entre le corps du
Satyre & celui des autres hommes,
me fait croire que le cerveau de
ce prétendu animal eft originaire-
( a ) Obfervat, Med. Ed. d’Elzev. X».
III. C. Lvi. p. 270.
( 331 )
ment fait pour fentir & penfer
comme le nôtre. Les raifons d’a-
nalogie font chez eux beaucoup
plus fortes que chez les autres ani-
niaux.
Plutarque parle d’un Satyre qui
fut pris en dormant & amené à
Sylla : la voix de cet animal ref-
fembloit au hannilTement des che-
vaux & au bêlement des boucs.
Ceux qui dès l’enfance ont été éga-
rés dans les forêts , n’ont pas la
voix beaucoup plus claire & plus
humaine ; ils n’ont pas une feule
idée , comme on Ta vû dans le fait
raporté par Conotv je ne dis pas
de morale, mais de leur état, qui
a paffé comme unfonge, ou p!û-
tôt , fuivanf l’expreflion prover-
biale , comme un rêve à la Suifle ,
qui pourroit durer cent ans fans
nous donner une feule idée. Ce-
pendant ce font des hommes &tout
le monde en convient. Pourquoi
donc les Satyres ne feroient-ils que
( 332 - )
des animaux ? s’ils ont les inftru-
mens de la parole bien organifés ,
il efl facile de les inftruire à parler
& à penfer , comme les autres Sau-
vages : je trouverois plus de diffi-
culté à donner de l’éducation &
des idées aux fourds de naiflance.
Pour qu’un homme croye n’a-
voir jama's eu de commencement,
ii n’y a qu’à le lequeflrer de bonne-
heure du commerce des hommes;
rien ne pouvant l’éclairer ffir fon
origine, il croira non -feulement
n’être point né , mais même ne ja-
mais finir. Le fourd de Char-
tres, qui voyoit mourir fes fembla-
bles , ne favoit pas ce que c’étoit
que la mort ; car n’en pas avoirune
perception bien diJtinBe , comme
M. de Fontenelle en convient ,
c’efl n’en avoir aucune idée. Com-
ment donc fe pourroit il faire qu’un
Sauvage qui neverroit mourir per-
fonne , fur- tout de fon efpéce ,
nefe crût pas immortel ?
( 355 )
Lorfqu’un homme fort de foîî
état de bête , & qu’on l’a affez
inftruit pour qu’il commence à ré-
fléchir , comme il n’a point penfé
durant le cours de fa vie fauvage ,
toutes les circonftanc^s de cet état
font perdues pour lui ,il les écoute,
comme nous écoutons ce qu’on
nous raconte de notre enfance ,
qui nous paroîtrpit une vraie fable,
fans l’exemple de tous les autres
enfans. La naiffance & la mort
nous paroïtroient également des
chimères , fans ceux qu’on voit
naître & mourir.
Les Sauvages qui fe fouviennent
de la variété des états par où ils
ont palfé , n’ont été égarés qu’à un
certain point ; auffi les trouve-t’on
marchant comme les autres hom-
mes fur les piés feulement. Car
ceux qui depuis leur origine ont
long-tems vécu parmi les béres, ne
fc fouviennent point d’avoir exiflé
dans la fociété d’autres êtres j leur
( 334 )
vie fauvage , quelque longue qu^elle
ait été , ne les a pas ennuyés ,
elle n’a duré pour eux qu’un inf-
tant , comme on l’a déjà dit ;
enfin ils ne peuvent le perfuader
qu’ils n’avoient pas toujours été
tels qu’ils fe trouvent au momenît
qu’on leur ouvre les yeux fur leuf
mifére, en leur procurant desfen-
fations inconnues., & l’occafion de
fe replier fur ces fenfations.
Je pourrois raporter beaucoup
d’autres Hi lloiresfemblables. Toute
la Hollande, & M. Boerhaave mê-
me, a eu le piaffant fpeéfacle d’up
enfant lai-lîé dans un défert parmi
des chèvres ; il fe traînoit & vivoit
comme ces animaux ; il avoit les
mêmes inclinations ,1e même fon
de voix i la même irabécilité étoit
peinte fur fa phyfionomie.
Il y aaétuellement à Chàlons en
Champagne une fille fauvage dont
on parle beaucoup à Paris. Mais
je laifie à d’autres tous ces faits ;
( 335 * )
iis fe reffemblent tous , Si quand
on en a une fois , pour ainfi dire , la
clef, ils fontauffi inutiles que nos
obfervations de Médecine : &pour
ce qui cft du Perroquet ra’fonna-
ble de M. Locke, c’ell un mauvais
conte qu’un aufli bon efprit devoit
rejetter.
C O N C L V S I O N.
D e tout ce qui a été dit jufqu’à
préfent, il ell aifé de conclure
avec évidence que nous n’avons pas
une feule idée innée , & qu elles
font toutes le produit des fenfations
corporelles. Pour changer mes
premières preuves en une iorte de
démonitration plus fenfible , &
mettre cette vérité dans un jour qui
la rende à jamais incontettable par
tout efprit droit & capable d’impar-
tialité , j’ai rapporté quelques faits
I-
( )
que perfônne ne révoque en dôütê'^
& que le hazard , ou un art admi-
rable ont fournis aux Fontenelle ,
aux Chefelden , aux Locke , aux
Amman, auxConor, &c. Ces faits,
qu’Arnobe ( a ) a connus par con-
( a ) f'aifons,dît Arnobe , Adverf. Gent^
L. II. un trou en forme de lit, dans la terre;
qu’il foit entouré de murs , couvert dun.
toit ; que ce lieu ne foit ni trop chaud m
trop froid ; qu’on n’y entende abfolument
aucun bruit : imaginons les moyens de n’y
faire entrer qu’une pâle lüeuf entrecoupée
de ténèbres. Qu’on mettç un enfant nou-
veau-né dans ce foûterrain ; que fes fens né
foient frappés d’aucuns objets ; qu’une Nour-
rice nuë , en lîlence , lui donne fon lait &
fes foins. A-t’il befoin d’alimens plus fo-‘
lides , qu’ils lui foient portés par la même
femme : qu’ils foient toûjours de la même
nature , tels que le pain , de l’eaü froide ,
bue dans le creux de la main. Que céÉ
enfant fort! de la race de Pluton, ou de Pi-
thagore , quitte enfin fa folitude à l’âge de
vingt , trente ou quarante ans ; qu’il paroilfé
dans l’alfemblée des mortels. Qu’on lui de-
mande , avant qu’il ait apris à penfer & à par-
ler ce qu’il eft I ui- même , quel eft fon pere,
ce qu’il a fait, ce qu’il a penfé, comment
il a été nourri & élevé jufqu’à ce tems.
jefture
( 32-7 )
jefture, & fi bien peints, prouvent
tous léparément ou enfemble la vé-
rité de ces propolitions.
Plus ftupide qu’une bête, il n’aura pas plus
de fentimuns que ie bois, ou le caillou; il ne
connoîtra ni la terre, ni la mer, ni lesaftres,
ni les météores , ni les plantes , ni les ani-
maux. S’il a faim , faute de fa nourriture
ordinaire, ou plûtôt faute de connoître tout
ce qui peut y îuppléer, ne fe laiflera-t’il pas
mourir ? Entouré de feu, ou de bêtes veni-
meufes , ne fe jettera-t’il pas au milieu du dan-
ger, lui qui ne fait enrore ce que c’efi: que
la'crainte ? S’il eft forcé de parler, par l’im-
prelïïon de tous ces oojets nouveaux dont il
ell: frapé , il ne fortira de fa bouche béante
que de fons inarticulés , comme plulîeurs ont
coutume défaire en pareil cas. Demandez-
lui , non des idées abftraites & difficiles de Mé-
taphylique , de Morale , ou de Géométrie,
mais feulement la plusfimple queftion d’A-
rithmétique; il ne comprend pas ce qu’il en-
tend , ni que votre voix puilTe lignifier quelque
chofe , ni même fi c’eft à lui ou à d’autres que
Vous parlez. Où eft donc cette portion im-
mortelle de la Divinité? Où tft cette Ame ,
qui entre dans le corps , fi doâ'- & fi éclairée,
& qui par le fecours dt l’inftrudion ne fait que
fe rappeller les ccnnoiflances qu’elle avoit
infufes ? Eft-ce donc-là cet être fi railoiin.tble,
& fi fort au-deflus des autres êtres ? Héias î
f 33S )
10. Point d'éducation , point
d’idé-S.
20 Point de fens , point d’idées.
3°. Moins on a de fcns , moins
on a d’id . es.
Le lourd- muet de nnlTance, qui
a des yeux , a plus d’idées ^ plus
d’avantage pour en acquérir, qu’un
fourd muet di aveugle. Si un hom-
me a perdu tous ces trois fens en
venant au monde , il ne fait ni ce
qu’il touche , ni ce qu’il goûte ; il
oui, voilà l’homme; ilvivroit éternellement
féparé de la focic-té , fans acquérir une feule
idée. Mais polilfons ce diamant brut , en-
voyons ce vieux enfant à l’Ecole , quantiim
mutatus ahiïlü ! l’animal devient homme, &
homme dode & prudent. N’eft-ce pas ainfi
que le bœuf , l’âne , le cheval , le chameau , le
perroquet, &c aprennent les uns à rendre di-
vers tervices aux hommes , & les autres à
paner.
Jufqu’ici ArnObe , que j’ai traduit libre-
méiit, & en peu de mots. Que cette pein-
ture eft admirable dans l’original ! C’eft un
des plus beaux morceaux de l’Antiquité.
Mais pour le bien rendre, il faudroit avoir
la plume de M. l’Abbé M...
( 339 )
jouît de ces le. dations , fans les
connoître. Mais s’il ente , alors,
comme difoit Amman , les yeux
font dans fes oreilles, & il aura des
idées , dont il connoitra l’objet ,
lorfque la vùë lui le’ a rendu" ,
comme je l’ai expliqué à l’artiv-le de
Chefelden. Pour s’inflruiie & pour
éviter l’erreur , il faut donc abfo-
lument des R ns, de que l’un fupp'ée
à l’autre. S’ils font tous trompés ,
l’Ame l’eft avec eux , comme on
l’a déjà, dit ; mais s’ils manquent
tous , le moyen de n’étre pas un
parfait automate , bien au-delfous
par confequent de la condition des
animaux ?
Qu’il me foit permis , avant de
finir , de fa're ici , avec M. de
’Volta're (^lun- d rniere r flexion
fort importante. // ne faut pas
cra 'îndte qn tm Jentïfnent 'Œ^hilofo^
fhïque puïjfe jamais mûre à La Re-
( (« ) Leu. Phil.yâr VAme,
( 3 ^ 0 )
ügÎGn d’’iin 'Pays. Les opinions
des Philolophes peuvent être har-
d'cs , & non dangereufes. Hors
de la portée du vulgaire , elles
(ent par dejf'us prefque toutes les
têtes n’entrent que dans des ef-
pr!ts incapables à la vérité de dé-
fendre des Villes , mais trop fages
pour les attaquer , pour fonner en
quelque forte le tocfin & ameuter
un vil peuple de feftateurs indignes
de l’êire , trop Phllofophes pour
troubler l’ordre établi par la fine
politique. De-là vient que les opi-
nio's qui ont le plus long-tems
r gné, n’ont jamais influé fur les
mœurs , n’ont fait aucun tort au
grand courant du monde & de la
focîéîé civile , & cnfn n’ont rien
dérangé dans les Loix & la Reli-
gion d’un Etat.
Je dis plus , c’eft mal connoître
les Philolophes, que d’accnfer leurs
mœurs de fe reffentir de la licence
de leur efprit. Les pallions tran-
( 341 )
quiles du Philofophe peuvent bien
le porter à la volupté, ( eh! pour-
quoi fe refuferoit-ilaux plaifirs pour •
lefquels fes fens ont été faits ? ) mais
non pas au crime , ni au défordre.
II n’eft pas en lui non-feulement de
faire de mauvaifesaftions, mais mê-
me d’en faire de bonnes , pour pa-
roître les avoir faites, comme Vel-
léïusle dit de Caton d’Utique.
Aufli fage dans fa conduite , que
libre dans fes difcours , & perfua-
dé que Dieu n’a point donné la rai-
fon aux hommes , pour être capti-
vée & fubordonnée; femblableaux
Saducéens & aux Efféniens , il ne
connoît pas de plus beau titre que
le furnom de Jufte : il voit avec
douleur la force des préjugés qui
fubjugue les uns, 8^1e néant desfri-
volités aufquelles les autres s’aban-
donnent ; les troubles , les orages fe
(a ) Nunquàm reâè fecit, ut facere vî->
deretur,fed quia aliter facere Donpoterat. L,
Z. C. 3J-.
( 34 ^ )
forment à fes pieds , rien ne peut
altérer fa tranquilité ; ( ^) & com-
me les vertus lont la jullice & la
vér'té , il n’a pas plus à rougir du
côté du cœur , que du côté de l’ef-
prit. Enfin modèle d’humanité , de
probité & de douceur, lui feu) fuit
exactement la Loi Naturelle qu’il
a créée.
„ Voilà le Pbilofophe , & s’il n’eft ainfi fait,
„ Il ufurpe ce nom fans en avoir l’effet. ( ^ )
Voyez au contraire ceux contre
lefquels le bras de Thémis s’elt ar-
mé dans tous les tems ; ce font ou
des tempéramens ardens , ou des
efprirs peu éclairés , & toûjours ou
des fuperftitieux, ou des ignorans.
Ce n’elt donc ni Bayle , ni Locke ,
ni Spinoja , ni tous ces aimables &
heureux Philofophes de la fabrique
( ) Et fi fradus ilhbitur orbis
Impavidam ferient ruinæ.
Horat.
{ i ) DcÛouche. Le I ht lof. Mar.
( U3 )
de Montagne , de Saint Evremont,
ou de Chaulieu, porté le
flambeau de la dijcorde dans leur
""Œ^atrie ; ce font pour la plupart
des 'The'ologiens qu't ^ayant eû d'a-
bord l'ambition d'être Chefs de
Seéfes , ont eû bientôt celle d'être
Chefs de Tartis. Mais que dis je?
& peut- on comparer le Fanatifme
& la Philofophie ? On fait trop qui
des deux a armé divers fujets con-
tre leurs Rois : monftres que le Fa-
natifme plus monftre qu’eux, a vo-
mis du fond des Cloîtres , & dont
l’Hiftoire n’a pû nous tranfmettre
les noms fans horrt ur. Cent Trai-
tés du Matérialiime font donc beau-
coup moins à craindre qu’««
fénifle impitoyable y ou qu'un ^on~
t 'ife ambitieux.
F I N.
>
rr
.. » '
LETTRE CRITIQUE
D E
Mr. DE LA METTRIE,
SUR
V HISTO 1 RE N AtURELLE
' DE Ü AME.
A Aîadame la. Aiarc^uîfe du
Chàttelet.
MADAME,
'Ai Ih , dr vous aurez, lu peut-
être atijfi un livre nouveau cjui
a pour tare , Hifloire naturelle
de l'Ame. J'ai été fi i'rnpé des
cenjeéiures abfurdes témérairement haz,ardées
dans m ouvrage , que je na pu réfifier À
i LETTRE
L'eiiZ'ie de pfiblier quelques réflexions que ces
opmtons mont fait naître. Elles fe font pré-
fenîéss d’autant plus facilement , que depuis
quelque terns je fuis moi-même occupé k exa-
miner la même matière. Mes recherches m'ont
conduit k des vérités évidentes , entièrement
oppofées k la doEîrine de cet Ecrivain * (ÿ*
fai été agréablement furpfis de trouver que
la Foi a prévenu tomes les découvertes que
peuvent faire Jur ce fujet délicat les Fhilefo-
phes les plus pénétrant , en même tems les
plus attentifs k fe contenir dans les bornes des
cennoijfances qu'on peut acquérir par les lu-
mières de la raifon.
Mon dejfein, MADAME, nefl pas de fui-
vre l'Auteur dans tous fes écarts ; un volume
fuffiroit à peine pour les combattre. Je me
contenterai feulement de faire voir combien
il a peu examiné le fujet qu'il traite , c^“
combien il s'efl laijfé féduire par des opi-
nions , qui fe préfentent trop communément k
ceux qui commencent k réfléchir fur ces ma-
tières epui ne les envifagent que fuperfi- '
siellemenî.
Je n'héfltepas , MADAME , de foumettre •
ses réflexions k votre jugement ; la juflejfe de ■
votre efprit ô' l'étendue de vos connoijjanees
/
C R I T 1 U E. }
femblent déjà me promsîtie votre frjfyage,
Fbsis conneijjez. parfaitement les Mona-
des de Leibnitz, ; vous êtes même le premier
des Philofophes François qui nous aies d.éve-
lopé foH ^flême avec toute la clarté dont il
eji fufceptible : mais , MADAME, vous avez,
eu la fageffe de nen parler que par rapert k
la Phyjique des Mixtes , çér d"' abandonner les
idées de ce Philofophe fur les perceptions
qitil attribue k fes Etres jimples. Tant cette
derniere partie de PHypothefe Leibnitienne
vous a parti au-delà des bornes mêmes de la
Philofophie.
Il eût été à fouhaiîer que VHtflorien de
l’Ame eût fuivi avec autant de circonfpec-
tion la voie qui conduit à la vérité : mais
les facultés de fin ame , qu’il a toutes rédui-
tes k de Jimples fen fixions , pouvoient-elles ne
pas honteufement P égarer ?
Cet Auteur entreprend d'abord de nous
perfuader que la matière nef pas feulement
fufceptible diaêlivité, ou même dépofiaire du
mouvement ; mais de plus il paraît fiutentr
qu elle a la force motrice , eu la puijfince de
fe mouvoir par elle-même. Or , fi on lui de^
mande comment eette puijfince parvient à
i’Aéle ? comment me matière qui ejî en re
' ^ 2
,4 t E T T R E
fos , vhnt k fe mouvoir ^ ü répond fans ba"
lancer, cjui cela vient de je ne fai quelle
'Forme fubftantiellc aûive , par laquelle la
matière acquiert f exercice aHuel de fa fa-
culté motrice. lî ou vient encore cette forme
fubftantielle ? d'une autre matière déjà revê-
tue de cette forme, ç-t" qui par confèquent a
déjà reçu le mouvement d'une autre JubJiance
également aHive.
N'efl-ce pas là , Jirf^DAME , vifble^
ment expliquer le mouvement par le mouve-
ment , comme Defcartes expliquait l'étendue
par l'étendue ? Car voit-on autre cbofe , dans
tout ce vieux jargon inintelligible , qu'une
communication fuccejfive de mouvemens ,
quune puijfance motrice , laquelle n'efl ja.f
mais da/ns la matière qui reçoit le mouve-
ment , mais toujours dans celle qui le lui
communique , cr quil l'a encore elle-même
emprunté d’une autre \ de forte qu'en remon-
tant à la première fubflance matertçlle qui a
mis les autres en mouvement , Ü s’enfuit
qn die tient elle-même déaillems fon principe
d'aéhvité , je veux dire de cette Intelligence
peprême , univerfelle , qui fe manifefîe fi
clairement dans toute la Nature.
Cela pofé , il efi évident I®. que ce n'efi '
C Pv I T I U E. s
pAs da^is la matéve qu on doit chercher Vori-
gine du mouvement : io. Oïdil eji impojjîhls
de découvrir quelle efi fa nature , ni com-
ment il a été communiqué à la matière :
7^.0. Enfin quil efi abfurde d’sttribuer la puif-
fance de je mouvoir par joi-mémc , k un
Etre qui n a que de la mobilité , & qui ,
félon L'Auteur même , n efi quun Etre palfifi,
Jufques-lk , ÂIADAME , le choix que
fait notre Ecrivain des Maîtres qui le gui-
dent , n efi pas heureux j il veut nous éclai-
rer fur les propriétés de la matière , cr il
afieBe de marcher dans les ténèbres de l' /In-
tiquité , çfr de nous offrir par-tout les frivo-
lités des Scholafliques.
Il ne fe boine pas à donner a la matière
un principe moteur intrwfeque : il eût crû
n avoir pas ccmpletté L'idée que vous avez,
donnée vous-même , AdAD AA 4 E , des pro-
priétés des premiers Ehmens , s'il leur eût
refufé la faculté fenftive. Adais cette faculté
aîant cela de commun avec la force motrice ,
quelle ne fe wanifefie pas dans tous les
corps , il a fallu encore ne la regarder que
comme potentiellement renfermée dans la
matière j pour que le principe qui navoit
6 LETTRE
qiit le pouvoir fenjitif ^ fentît réellement ,
V Auteur a été forcé de recourir k U force
motrice , comme k une caufe produélrice du
fentiment.
Ce nef pas tout ; non content de regar^
der les fenfations comme un dévelopement de
la force motrice , il veut. auf]t que le difcer-
nement ne foit que la perfection de la fa-
iiiïté fenjitive.
Ainji il ny auroit dans r Homme quun
fetd CT même principe , qui , félon fes duf-
férens degrés de force cfr dLoClwité , percs-
roit plus ou moins vite les nuages de l'en-
fance , Qf‘ ferait toute la prodigieufe variété
des Ames & des efprits.
Que pen fez, vous, MADAAdE, de ces
admirables métamorphofes de la matière ,
vous, qui n’ignorez, pas que Wolf meme a
dépomllé les Monades Leibnitiennes des
perceptions qui leur avaient été prodiguées ?
Crdtez.-voHs qu'une puijfance aCîive , quelle
qu'en foit l'origine , porte dans la matière
autre chofe que de l' activité ^ Et quel rap-
port y a t'il entre la faculté de fentir , qui
ejt purement paffible , Q' le mouvement tou-
jours aClif Je vous avoue , MADAME ,
ijie je fiifirois avec plaijîr feecajîon d'a-
C R I T I Q, U F. 7
voir Avec vous des Entretiens JldétA^hj/JïqHes
fur ce fujet.
Les SchoUjliques ont cm devoir attri-
buer d la matière une faculté fenftive , fe'-
rtjfahle comme les autres formes , afin de ne
■point confondre C Ame matérielle des Ani-
maux , avec l'Ame fpirituelle de l'Homme,
C'eft pourquoi , depuis Defcartes même , ils
ont introduit en Philo fophie ce phantême anti-
que des Formes fubftantiellcs. Notre Auteur,
féduit peut-être par des autorités refpeêlables ,
a rappelle ces chimères qu'en ereïoit d jamais
bannies j il a voulu ranimer des Etres de rai-
fon , qui ne peuvent que fem,er le doute dans
l'ejprit des Hommes quipenfent. Chez, lui tout
efl forme fuhflantielle , matérielle , aLiive, juf-
qu'à l' Ame fenftive des Animaux , même
jufqu'à l'Ame raifennable de L'Homme , ô"
par là rien dx mieux connu , rien de plus fa-
cile à expliquer que l'infiinH dre.
D'où il efl facile de voir que cet Ecrivain
va plus loin que les Scholafliques , dr qu'a leurs
erreurs il ajoute les fiennes propres. Jl prétend
d'ailleurs qu'il faut un bien plus grand appa-
reil de formes , pour élever la matière à la fa-
culté de fentir , que pour la faire végéter j il
ne donne dé autre principe que l'Ether, ou le feu,
8 LETTRE
jjour expliquer la formation de tous les corps.
C'ejl comme caufe diredrke , intelligence , quil
fait joker le plus grand rôle à cet Elément.
V ms qui connoijfez, jl bien, MADAME, toute
f énergie
avez, donné un mémoire mieux écrit quon n a
fait jufqu à préfent en pareil genre , & qui mé^-
Yitoit d'étre couronné par les mains de la Phi-
lofopbie & des grâces , vous conviendrez, avec
M. Oucfnaj/ que le feu nagit que comme caufe
matérielle purement infirumentale ; mais en
même tems ne ferezrvous pas bien furprife de
voir que notre Auteur , qui cite ce grand 'T’bfo-
Yicien , ait fi mal examiné fies fentimens , com-
me vous en pourrés juger en lifant /ô« Traité
du feu dans le premier volume de fon Eco-
nomie animale.
J'ai déjà, ce me femble, MADAME,aps
prouvé que P Auteur de THiftoire de l’Ame
n a pas rigoureufement examiné tous les points
quil traite. Ce qutl nous débite fur la nature
^ les différons fiéges de l'Ame , efl rifible. IL
dit que l' Ame efl étendue , Crfort étendue. C'efl
une nouvelle découverte qu'il croit avoir faite
dans l' Anatomie.
Ü extrême variété de vos connoijfances ne
vous permet pas d'ignorer le Mccamfme d.es
des propriétés du feu , fur lequel vous
Critique. 5
fenfaîîons. Vous favez. , MADAME , que les
nerfs vontvériîAbhment aboutir k divers en-
droits du cerveau , que ce font eux qui por-
tent à r Ame toutes fes fenfations. Cette obfer-
vation névrologique croire k l' Auteur
que l’Ame , k tel endrett de fon e'tendue , ejl af-
feSle'e par le fon que le nerf acouftique lui fait
entendre , k tel autre par la lumtere & les cou-
leurs que la rétine lui fait voir : cérc.
Ainjîy AéADAME , voilà , pour la pre-
mière fois peut-être, les fenfations difperfées
dans toute C étendue de P Ame ; (jr cependant
toutes les expériences prouvent qu elles font tou-
tes réunies dans une même idée individuelle *
dont toutes ces fenfations ne font que des dépen-
dances, dans une unité fimple qui s'accorde mal
avec le Syfëme de l' Auteur.
Mais toujours conféquent k fa doBrine des
Formes , il voulait que l'Etre fenftiffh maté-
riel. Il P affirme fans détours, comme (t , encore
une fois, ü y avait une ombre de rapport entre
deux chofes dont nous avons des idées fi oppofées.
Une Théorie fi contradictoire aux opinions
reçues, ne fuffit pas encore. Vous allez, voir ,
MADAME, ce palpable & d'autant plus dan-
gereux Métaphyficien fe perdre de plus en plus
accumuler erreurs fur erreurs. Il confond In
lo LETTRE
caufe avec le frjet , L'objet aperçu ou fenti avee
le principe percipîent ou fentant, les fenfations „
avec L'Etre fenjîttf, & l'un Cr l'autre avec les
organes desfens. A-t' on jamais porté plus loin
la confujion des idées ?
Oui, M ADAAiE , on voit régner le même
défordre , (ÿ" un dé for dre encore plus grand
dans le Chapitre de i’Amc raifonnable. Ow la
metprccifément de niveau avec l'Ame fenjitive
des Animaux. La noblejfe de fon Origine , la
Jupériorite de fes prérogatives} l'étendué de fes
connoijfances, rien n’arrête un Anatomifle qui
ne voit par tout que des nerfs , du fang , & des
efprits. C'eft pourquoi tout eft ici de nouveau
confondu. Ü Ame de l'Homme exerce envain
fes facultés fur les fenfations’^ elle fe forme en~
vain des idées abjiraites , fmples , compofêes ^
cela ne lui attire aucune marque de diflmBion j
ce ne(î que fenftivement quelle juge & réflé-
chit : die confjie elle-même dans une pure or-
gant fat ion , & la liberté ( fi l'homme en a )
vient d'une force motrice coeffentidle a la ma-
tière dont l' Ame eft formée.
C'ef ainfi que f Auteur , fans tant fe tour-
menter, va, comme il dit lui-même, rondement
fon droit chemin.
Mais entre qu'on a vu que le’principe me-
C R I T I Q. U E. „
teur de la matière ejî gratuitement fappofè , eji^
il démontré. Ai AD AME, que les opérations às
E yîme , en tant qiielle fe replie fur [es fenti^
mens , les examine , délibéré, çér prend fin par-
ti fisr les motifs qui la déterminent ? efl-tl dé-
montré , dtj-je , que E exercice de cette faculté
confijh dans une aélivité qui exige du mouve-
ment i? Et pourra-Eon jamais s imaginer qu'a-
vec un mouvement local , on délibéré comme
on agit , er quon fajffe un Livre comme en
porte des fardeaux.
. Enfin, MADAME , que prouvent toutes
les hifloires qui font le fujet du dernier chapitre
de E ouvrage ? Qu on n a point de fenfations ,
lorfqu onmanque déorganes fenjîtifs. Jlefi évi-
dent que E Ame ne peut examiner des idces
quelle n’a pas j ^ loin de conclure que E Ame
efi privée de fies facultés, lorfquelle ne peut les
exercer, E expérience nous apprend que l’Ame a
toujours la puijfance de p enfer , lors même
qu elle ne fini , ni. ne penfi. Souvent aufji elle
penfi & entend les difeours 0" autrui, fans quil
lui fiit pojfible de donner aucun fgne de fis
pénfées. Je crois même quelle peut fort bien
avoir exercé fis facultés , fans quil lui refie
aucune rémmificence dej idées qsfi Eont occu-
pés. Cejl un fait prouvé par E étonnement od
li LETTRE
font les malades apres des Léthargies, des Apë-
plexies, ou des Catalep fies, fur tout imparfaites^
lorfcjuon leur redit les difcours ijuils ont tenus,
le choix qutls ont femhle faire de certaines cho-
fes, & autres circonflances dent ils ne fe fou-^
viennent pas plus , que de ce qu'ils ont fenti
dans rUterus.
f'en ai dit affez., J\LjiDAME,pour faire
juger de l'ahfurdite' des confequences que l'Au-
teur tire d'une Théorie mal fondée , que tout
{"ouvrage peut bien pajfer pour un cahos d'ex-
plications auffi obfcures que dangereufes :
affûrement on peut dire que ce Philofophe a fou-
vent cejfé de l'être , s'il fujft , pour mériter ce
reproche, que la raifon, qui détruit le Matéria-
lifme, ne puijfe le démontrer. D'ailleurs fon
hifloire reffemble à la plupart des Livres Phi-
lofophiques', c'ejl un vrai JpeBacle qu'on offre à
f imagination , meme en déclamant contr elle.
T eu de Phjficiens, MAD AME, favent, com-
me vous, allier la féverité du raifonnement à
{élégante dignité du Stile.
J’ai l’honneur d’être ,
MADAME, &c.
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